THÉÂTRE

Pas spécialement original : mon goût du théâtre a commencé à l'école...
... dans le rôle d'un lapin
(au centre)
puis celui de Messagère du printemps
(en tutu)

Ce goût s'affirma aux lycées. Dans le premier (Evreux), je me piquais même d'écrire une pièce, pour la traditionnelle représentation précédant les vacances de Noël. Intitulée Le Retour du Croisé, elle présentait le moyen-âge sous un jour burlesque, dont mon enseignante d'histoire était, sans doute involontairement, responsable. Une châtelaine (dont je m'étais réservé le rôle) brodait à sa croisée, soupirant sur la longue absence de son croisé, parti depuis longtemps. Justement, en coulisses, gros bruit de ferraille : le héros est rentré et commence par chuter dans son armure en même temps que dans l'escalier de la tour. Libéré de cette ferraille il apparaît sur scène, où l'épouse lui présente leur petit dernier, qui n'a que 2 ans.
- Deux ans, ma mie, mais je suis parti depuis cinq !
- C'est que, mon seigneur, ma grossesse fut fort longue.

Le héros n'insiste pas plus, tout à l'impatience de montrer les reliques rapportées de Terre Sainte :
- Du foin de la Crèche où naquit Jésus, et des poils de la queue de l'âne.
Je n'ai aucun autre souvenir de cette pièce, car la direction de l'établissement, prévenue qu'un auteur maison officiait, souhaita faire une lecture préalable de cette pièce (que nous avions déjà commencé à répéter dans la joie, ah ce tintamarre de boîtes de conserves en coulisses, ah ce foin de la crèche et ces poils de la queue de l'âne, nous nous en étouffions de rire) et le verdict tomba : Le Retour du Croisé fut interdit de représentation car « brocarder ainsi le culte des reliques choquerait monsieur l'aumônier ». Le toit de la Crèche nous tombant dessus ne nous aurait pas plus assommées. Mes camarades cependant, leur déception passée, s'attaquèrent à un autre répertoire, d'auteurs probablement couchés dans les livres scolaires. Mais moi, je ne décolérais pas, argumentant par écrit la défense de mon œuvre :
1°) on avait cru à de plus improbables reliques : les morceaux de la croix, assez nombreux - aux dires de l'enseignante d'histoire - pour constituer une forêt, et, encore plus incroyable - lui semblait-il et à nous aussi - du lait de la Vierge !
2°) nous étions dans un lycée laïc, que prenait-on en compte la sensibilité d'un religieux ?
Sans doute les gènes de mes grands-pères s'échauffaient-ils ainsi en moi : l'un avait été Libre-Penseur, l'autre avait, nuitamment certes, repeint en rouge quelques calvaires de la plaine de Saint André ; je n'avais connu aucun des deux (et pas plus mes grands-mères, également mortes avant ma naissance), mais mon père avait assuré le relais anticlérical - en paroles si ce n'est en actes - dans ce village (Beaumont-le-Roger) où nous, enfants de la laïque, qui chantions encore la Marseillaise au 14 juillet, nous tenions en grand mépris les filles de l'école libre, qui brillaient tellement au catéchisme et dont les parents tenaient le haut du pavé ! Moi aussi, j'y avais cru à ces sornettes (car, tout de même, mes parents, commerçants, ne s'étaient pas singularisés au point de m'interdire le catéchisme), mais cela m'avait passé, à présent que j'étais dans ma quatorzième année.
Mes arguments ne portèrent pas. L'interdiction fut maintenue. Censurée dès ma première pièce, ce me semble, à présent que je suis dans ma soixantième année, un titre de gloire, mais ça ne m'apparut pas du tout ainsi en 1961. Sous l'offense, je décidais que non seulement je ne jouerais dans aucune autre pièce (ce qui, indubitablement, me priverait car j'y prenais grand plaisir), mais que j'irais me coucher dès l'après-dîner, sans assister à cette soirée théâtrale. Toute seule dans le grand dortoir, je pourrais fulminer à voix haute ou pleurer dans mon oreiller. Cela me fut également interdit. Je devais être de la troupe des moutons qui irait bêler de joie (comme ceux de la Crèche ?). Que pouvais-je donc faire pour qu'on prit conscience de ma juste fureur ? Je déchirais Le Retour du Croisé, malgré les (brèves) protestations de mes camarades, et, obstinément offensée, je n'applaudis pas une fois celles et ceux qui avaient la chance d'être sur scène. Je devais d'ailleurs répéter ce geste destructeur par la suite, sur d'autres manuscrits, mais sans qu'il soit nécessairement fait sous l'emprise de la colère : quand, à la relecture, je trouvais un texte trop mauvais. C'est sans doute dû à un dysfonctionnement de la métempsycose : je continue à faire disparaître mes excréments d'une patte vigoureuse, comme le chat que je fus dans une vie antérieure !
Au lycée de Vernon (où j'échouais quand celui d'Evreux ne voulut plus de moi) j'introduisis cette tradition de soirée théâtrale d'avant Noël, continuant dans la veine burlesque, mais sans qu'une ligne, qu'un mot, puisse m'être censuré : présentation de mode détournée, ballet classique parodié, pas besoin de texte, les pantomimes étaient suffisantes à faire jaillir les rires.
Arriva alors dans cette ville, un professionnel du théâtre - Hieronimus - qui donna des cours, dont... je ne pus être, car ils avaient lieu à l'extérieur du lycée, alors qu'interne, je n'avais pas l'autorisation d'en sortir. Hieronimus fut vénéré par ses élèves, dont Hervé Boudin, un camarade que je devais retrouver plus tard, et qui, étudiant à Rouen, suivit les cours du conservatoire, avec, entre autres, Alain Bézu, à présent directeur du Théâtre des Deux Rives.
Au lycée de Vernon, je repris aussi le rôle de Valentine (que j'avais déjà tenu à Evreux) dans La Paix chez soi de Courteline, ainsi que l'une des Précieuses Ridicules de Molière. Et la représentation unique (19 juin 1965, j'ai encore le programme dans mes archives) eut lieu hors les murs, à la salle des fêtes, où tous les parents d'élèves étaient présents. Tous sauf les miens, retenus par leur commerce.
En 1966, alors qu'Hervé avait baptisé la petite troupe issue de l'enseignement de Hieronimus Le Rideau prétexte, nous donnâmes une autre représentation, sur le thème de l'enfance, car le bénéfice de la soirée irait dans la caisse d'une campagne contre la faim (pour la même caisse, les externes avaient lavé des voitures sur la place du marché). Ce soir-là, sur un fond sonore de cigales, je dis, avec l'accent souhaité, quelques pages de La gloire de mon père - que le mien n'entendit pas, pour les mêmes raisons que l'année précédente.
On l'aura compris : j'étais décidément dans la veine comique. Pas toujours de mon plein gré, d'ailleurs, car j'aurais bien aimé jouer les héroïnes tragiques, mais être une petite personne d'un mètre quarante sept, gaie, et enrobée semblait un obstacle à nos metteurs en scène d'occasion.
Quelque trente ans plus tard, quand Hervé (aussi fidèle en amitié que moi-même) m'invita à faire partie de son association Didascalies, j'écrivis tout de même une brève tragédie. Car Didascalies ne rassemblait pas des comédiens, mais des hommes et des femmes désireux de s'exercer à l'écriture théâtrale. Nous nous réunissions une fois par mois, pour lire ce qui constituait nos devoirs : des textes devant répondre à certaines contraintes. Celle du second devoir avait été de terminer par cette phrase : laissez les portes ouvertes. J'écrivis donc :

La Vengeance de la Sibylle
(tragédie antique en quatre pages)

Personnages :
Attilius, général
Tecmessa, sibylle

La scène se passe dans le temple de la guerre


Attilius : « Etrange rendez-vous, Madame, que celui-ci, dans un temple fermé, que notre présence profane, et à cette heure de la nuit.
Tecmesa : Seule votre présence profane, car moi je puis franchir tous les seuils des lieux sacrés sans outrager les dieux, dont je suis la messagère terrestre. Quant à la nuit, elle est sur son déclin, bientôt nous verrons l'aube. N'entendez-vous pas les oiseaux déjà piailler d'impatience ?
A : Un soldat n'entend guère que le cliquetis des armes.
T : Certes, l'ennemi est sous nos remparts.
A : L'ennemi ? Vous m'outragez en soupçonnant ma troupe.
T : Allons, Attilius, ne feignez point une innocence que vous avez de longtemps perdue, et n'ajoutez le mensonge à la profanation.
A : Je ne profane que sur votre ordre.
T : Ma prière, tout au plus
A : Il est des prières qui sont des ordres, quand la bouche qui les prononce...
T : ... Prenez garde aux mots qui passeront la votre. Ce lieu demeure sacré. Et ma personne même.
A : Votre fonction, Madame, qui ne s'exerce point la nuit.
T : Voici l'aube, vous dis-je. Et le cercle des jeunes filles va s'assembler devant le temple de la Concorde, pour célébrer la paix menacée.
A : Tout un cercle de jeunes filles, même couronnées de roses et de jasmin, ne sauraient avoir votre grâce.
T : Taisez-vous.
A : Et leur poitrine nubile, sous leurs voiles flottant, n'appelle pas le désir à l'égal de vos seins lourds, dont je devine ici les courbes.
T : Vous ne devinez rien, il fait trop sombre.
A : Vous parliez de la lumière de l'aube.
T : Encore un moment, Attilius.
A : Le temps presse, Tecmessa, ma troupe va s'éveiller. Et le soldat qui garde l'entrée de ma tente doit me trouver sur ma couche quand sonneront les trompes.
T : Et s'il ne vous trouve point ?
A : Ma troupe sera inquiète. Je ne répondrai plus d'elle.
T : Assuré d'être obéi : tel vous êtes, tel vous fûtes.
A : N'évoquons pas le passé, Tecmessa.
T : Il vous dérange à ce point ?
A : On m'a rapporté que vous aviez voulu mourir.
T : On a bien dit. J'ai voulu mourir. Vous étiez parti sans rien expliquer.
A : J'étais lié par mon serment à l'armée.
T : Serment qui vous déliait du notre, sans doute ?
A : Ne soyez pas cynique. Je vous ai connue si tendre.
T : C'est que j'étais une de ces jeunes filles nubiles, à la poitrine plate et aux cheveux dénoués, posant sur votre tête la couronne de roses et de jasmin.
A : Je me sentais un dieu.
T : Vous en étiez un pour moi.
A : Ne me brisez pas, Tecmessa.
T : C'est moi qui fus brisée.
A : N'insistez pas.
T : J'ai voulu mourir. J'ai le droit de parler.
A : Je vous l'accorde. Pourvu que j'obtienne ensuite votre pardon.
T : Nous verrons.
A : Les oiseaux se sont tus. L'aube est imminente.
T : Quand j'ai su la troupe partie, j'ai couru sur vos pas, telle une bacchante égarée, griffant mon visage, lacérant ma tunique. Mais la route était vide, gardant seulement dans sa poussière la trace des sabots de vos chevaux et l'ornière creusée par vos chars. J'ai baisé ces empreintes, et je me suis couverte du crottin de vos bêtes.
A : Tecmessa, je vous aimais...
T : J'ai marché longtemps, ayant quitté la route, m'enfonçant à l'intérieur de la forêt comme un sanglier blessé. J'ai retrouvé l'arbre sous lequel vous aviez voulu me prendre, et où je m'étais refusée.
A : Vous vous seriez donnée que je ne serais point parti.
T : Des champignons avaient poussé là, que j'ai dévorés. Et dans le sommeil où m'a plongée ce brouet, je vous ai vu mort, sous les remparts de notre ville, baignant dans votre sang pourpre.
A : Je tournais le dos à la cité.
T : Hier, mais aujourd'hui...
A : Qu'insinuez-vous ?
T : Je délivre le message divin
A : Allons ! Vous vous vengez en me menaçant !
T : C'est un chasseur qui me trouva et me rapporta, couchée en travers de son cheval, endormie ou évanouie peut-être, semblable en cette posture aux prisonnières que vous n'avez dû manquer de faire, toutes ces années.
A : On ne devient pas général sans victoires.
T : Et sans meurtres, sans viols.
A : C'est à vous que je pensais ;
T : En pénétrant des femmes qui n'étaient point consentantes ? Bel amour que le votre.
A : J'ai été maladroit, je le confesse.
T : Maladroit ! Le joli mot, pour décrire un si grand mal.
A : Pardonnez-moi. Je dois partir, vous dis-je. J'entends la rumeur du camp. Ma troupe s'ébroue.
T : Encore un moment

Elle dégrafe sa tunique , dénoue sa chevelure. Elle est nue. Il la prend en silence, tandis que la rumeur enfle et tourne en bruits de tueries

A : Entends-tu ?
T : J'entends.
A : Mais, qu'est-ce ?
T : C'est ta troupe, Attilius. Ta troupe sans chef, et que les hommes de notre cité massacrent.
A : Mais pourquoi ? Nous n'avons eu aucun geste, aucune parole hostile.
T : Tu viens de violer la sibylle dans le temple de la guerre... En partant, général, laissez les portes ouvertes. »

Février 1993


Brève précision pour ceux qui ne seraient pas familiers de l'antiquité gréco-romaine : le temple de la guerre était le seul à être, au contraire des nombreux autres, toujours fermé quand régnait la paix et ouvert en période de guerre.
J'avais donc écrit une tragédie classique, en respectant la règle des trois unités (de lieu, d'action, de temps). Mais écrivant cela j'étais persuadée de produire un pastiche. L'excès de drame, le prénom de la sibylle, détourné d'un médicament anxiolytique, le crottin de cheval dont elle se barbouille, les champignons hallucinogènes : tout cela me semblait suffisant pour prendre la mesure de la dérision...
Qu'elle ne fut donc pas ma surprise, lorsque, pendant une lecture publique (mai 1994, Petit-Quevilly, Théâtre Maxime Gorki - rebaptisé depuis théâtre de La Foudre) les deux comédiens interprétant Attilius et Tecmessa jouèrent dans le registre de la tragédie. Je fus déconcertée d'entendre un autre texte que celui de ... ma voix intérieure. Cette interprétation ne m'a pas déplu, elle m'a fait m'interroger : qu'avais-je écrit, finalement ?
Cette même semaine de mai 1994 (où je vivais une tragédie bien réelle : l'hospitalisation définitive de ma mère, atteinte de la maladie d'Alzheimer, et que je ne pouvais plus garder chez moi), notre petite équipe de Didascaliens eut un grand bonheur : être enfermés tout un week-end dans le foyer de ce théâtre Maxime Gorki, pour un stage d'écriture théâtrale animé par Jean-Pierre Sarrazac (au centre sur la photo)

Pour un autre des exercices de notre association, nous devions écrire un texte dont le sujet/contrainte tenait en un seul mot : confident. J'écrivis un nouveau pastiche de tragédie :

Sur les remparts

Personnages
(par ordre d'entrée en scène) :

Senzaparole (le confident)
Valpurna (maîtresse du roi)
La Reine
Parapluie de la Reine (esclave noir)
Le Roi
Les Gémonies (sœurs jumelles)
Les 2 astrologues
La femme de ménage


Senzaparole est seul en scène. Il joue de la flûte de Pan. Entrée de Valpurna, échevelée.

Valpurna :
- Ah, Senzaparole, tu es là ! Je suis bien aise. Je voulais te parler, tandis que la Reine est sur les remparts. J'aime le Roi, tu le sais. Qui m'aime également. Cela se sait moins, les apparences sont contre lui. Il tient son rang. Elle tient sa fortune. Tout allait cependant pour le mieux dans le meilleur des mondes possible. Possible : tu as entendu ? Ce n'est pas tout à fait la même chose que le meilleur des mondes tout court. Ce possible est le fruit de l'expérience. Mais, suis-je bête, tu auras lu Voltaire et Sartre, il est inutile que je te résume leur philosophie, le temps m'est compté, la Reine s'ennuie rapidement sur les remparts, elle y craint les courants d'air, les traits d'arbalètes, l'odeur de la troupe et des latrines. Le Roi m'aime, disais-je, et me le prouve aussi souvent que possible, même si, par une prudence que tu comprendras, il pratique le coïtus interruptus. Il est passé maître dans cette technique, sauf les nuits de pleine lune. En conséquence de quoi nous ne nous aimons qu'en lune entamée. Mais nous avons commis une imprudence et je ...
Entrée de la reine, suivie d'un esclave noir tenant un parapluie au-dessus de la royale tête
La reine :
- Quelle imprudence, Valpurna. Je vous entends parler de pleine lune. Vous savez pourtant que les astrologues royaux interdissent formellement d'évoquer cette période.
Valpurna, se jetant aux genoux de la reine :
- O ma Reine, pardonnez-moi, j'ai été distraite. J'ai étendu la lessive par une nuit de pleine lune et votre nappe rose des repas d'ambassadeurs n'y a pas résisté.
La Reine :
- Ce n'est que cela ? Va en paix. Mes tisserands m'en offriront une autre. D'ailleurs j'étais lasse de ce rose. Mais prends garde aux astrologues, qui n'auraient point mon indulgence s'ils apprenaient la chose.
Valpurna sort.
La Reine :
- Et toi aussi, Senzaparole, prends garde aux astrologues. Ton horoscope du jour, qu'ils m'ont confié sur les remparts est sans appel : que les natifs du signe de la langouste, particulièrement ceux de la quatrième nasse, se défient des confidences qu'ils recevront, elles pourraient nuire à leur carrière. J'espère donc que tu n'écouteras que moi. Je voulais te parler, tandis que mon royal époux est sur les remparts. J'aime ce Roi, tu le sais. Qui m'aime également. Cela se sait moins, les apparences sont contre lui puisque nul héritier n'est venu à ce jour réjouir notre union. Cette absence d'un fils met le royaume en péril. Et nos vies même, tu connais la loi qui nous régit. J'ai donc décidé de nous sauver, lui, moi, toi accessoirement qui nous dois ta fortune. Quand je songe à ton état antérieur, ce temps où tu mendiais dans le ruisseau, en jouant de cet instrument ! Quelle chance pour toi que j'ai eu l'oreille musicale. Passer de la fange au marbre, quel exemple pour les vagabonds, les S.D.F., les assistés des ASSEDIC. Mais revenons-en à mon idée. Le Roi ne m'ayant point engrossée, je suis allée à la banque du sperme... mais j'entends des pas... des pas claudiquant, ce sont les astrologues, je me sauve, ils ont failli me faire enrhumer sur les remparts ! (Se tournant vers son esclave) et toi, imbécile, ne vois-tu pas que nous sommes à l'abri, que la pluie ne traverse pas ce toit ? Ferme donc ce parapluie qui s'égoutte sur le marbre. Notre femme de ménage va encore te vouer aux Gémonies.
Elle sort. L'esclave ferme le parapluie. Ils écoutent un moment les pas s'éloigner.
L'esclave :
- Imbécile elle-même. Je savais bien qu'en laissant égoutter le parapluie elle se lasserait de ma présence. Elle n'a aucune autorité sur son personnel. En fait, cher Senzaparole, c'est moi qui lui ai soufflé de venir ici. Je la voyais si tourmentée sur les remparts. Je ne te cacherai pas que je voulais te voir. J'aime le Roi, tu le sais. Qui m'aime également. Cela se sait moins, les apparences sont contre lui. Mais je souffre, Senzaparole, car je crains ta rivalité. Je sais le Roi sensible à ta musique. Dis-moi, si vraiment, il n' a souci que de ta flûte lorsque vous vous enfermez tous les deux, les nuits de pleine lune. Je veux la vérité, dussé-je en souffrir un peu plus et rejoindre ces dames dont me menace toujours la vieille folle. A propos, connais-tu ces Gémonies ? N'est-ce point cette troupe qui se produit régulièrement sur les remparts, les nuits de pleine lune, quand je suis occupé, en vain, à vouloir surprendre les confidences de mon roi sur ton air de flûte ?
Le roi entre
Le roi :
- Qui parle de musique ici, sans ma permission ? Ah, ce n'est que toi, Parapluie de la Reine. Va donc voir aux cuisines si j'y suis, je dois m'entretenir avec Senzaparole
L'esclave sort
Le roi :
- Où en étions-nous, Senzaparole, de ce petit air dont nous souhaitons réjouir le royaume, sur les remparts, au plein de la lune, contre l'avis des astrologues ? Mais ... je te vois inquiet. Il est vrai que je ne t'ai rien dit de cette fête. C'est encore mon secret. Continue ta musique, tu en seras récompensé. Je t'écoute.
Senzaparole joue de nouveau l'air du début.
Le roi (baillant) :
- Décidément, j'ai faim. Le grand air des remparts, sans doute. Nous continuerons plus tard.
Il sort. Senzaparole continue de jouer. Entrée des Gémonies, sur la pointe des pieds. Elles regardent derrière elles, comme si elles craignaient d'être suivies. Senzaparole continue de jouer car ils ne les a pas vues.
Gémonie 1 :
- Est-il gracieux !
Gémonie 2 :
- Certes, ma sœur, mais tu connais nos accords.
Gémonie 1 :
- Nous sommes ici pour lui en parler... Senzaparole.
Senzaparole cesse de jouer les ayant entendues.
Gémonie 1 (embarrassée) :
- Senzaparole. Nous voudrions ton avis sur une petite pièce que le roi nous a commandée, pour une fête qu'il devrait donner sur les remparts, et dont nous avons jeté les grandes lignes sur ces tablettes.
Réapparition du roi.
Le roi :
- La reine souhaite son parapluie, pour s'abriter du lèchefrite, (voyant les Gémonies, qui ont précipitamment dissimulé leurs tablettes) Mais, les Gémonies, que faites-vous ici, sans ma permission ? Je vous croyais répétant dans l'échauguette ? Vous n'avez pas trahi le sujet de la pièce que je vous ai commandée, au moins ? Car c'est vous, alors, qui pourriez tâter du lèchefrite, voire de la broche.
Gémonie 1(effrayée) :
- Sire...
Gémonie 2 :
- Nous pensions uniquement à un bref intermède musical, pour le second tableau.
Le roi, réfléchisant :
- Celui qui se joue sur les remparts, avec les astrologues ?
Gémonie 2 :
- Non, avec la femme de ménage.
Le roi :
- La femme de ménage ? J'avais oublié ce personnage.
Gémonie 1 :
- La Reine semble y tenir
Le roi :
- Non point y tenir, mais la craindre.
Gémonie 2 :
- Point tant qu'elle craint les astrologues.
Le roi :
- Ces vieilles barbes !
Gémonie 1,effrayée :
- Sire ! Ils connaissent les astres, commandent à la lune.
Le roi :
- Qu'on ne me parle point de la lune. Valpurna, déjà...
Valpurna reparaît
Valpurna :
- Vous m'appeliez, sire ?
Le roi :
- Non point. Vous étiez là ?
Valpurna :
- Derrière la tapisserie.
Le roi :
- On m'espionne ? Dans mon propre palais ?
La reine reparaît, sa robe maculée de taches graisseuses
La reine (au roi) :
- Alors, ce parapluie ? Mais ... (s'adressant aux 3 femmes) : Valpurna, les Gémonies, que faites-vous ici, dans le quartier des hommes ?
Gémonie 2 (à la reine) :
- Vous-même, Majesté...
La reine :
- Je suis la Reine.
Le roi :
- Elles ont ma permission.
La reine :
- Votre clémence vous perdra. Mêler hommes et femmes engendre de grands désordres vous le savez pourtant. Bientôt, si vous ne freinez votre naturel penchant, vous accorderez aux femmes de sortir sans leurs voiles, d'apprendre à lire, à écrire ; et bientôt elles réclameront de pouvoir divorcer, d'aller aux urnes. Votre royaume, tombant en quenouille deviendra une démocratie
Les deux astrologues surgissent de derrière un rideau.
Les deux astrologues (parlant en même temps, comme ils feront toujours) :
- Assez de gros mots, Madame, et assez de confidences, nous avons tout entendu. Et (désignant Senzaparole) cet homme doit mourir, il en sait trop.
Le roi (suspicieux) :
- Tout entendu ? Depuis le début ?
Les astrologues :
- Tout. Les confidences de Valpurna, de la reine, du Parapluie. Les votres, Sire.
Le roi (en apparté) :
- C'est bien embêtant.
Les astrologues :
- ... des Gémonies, de la femme de ménage
La reine (effrayée) :
- La femme de ménage ?
Le roi (suspicieux) :
- Elle n'a point paru ici, que je sache.
Les astrologues :
- Elle balayait le chemin de ronde, juste avant que vous ne paraissiez sur les remparts. La mort, Sire, revenons à notre sujet, ne comptez pas nous égarer avec vos digressions. Livrez-nous cet homme.
Le roi :
- La digression est pourtant le meilleur de la littérature. Il libère l'auteur, qui, rivé à son œuvre comme le galérien à son banc, trouve soudain un échappatoire, comme une barque l'emportant vers de merveilleuses terres inconnues, loin de la cale obscure où, entravé, enchaîné, il devait pousser la lourde rame... Les digressifs devraient seuls mériter la postérité.
Tous les personnages présents, en chœur :
- L'auteur ? Quel auteur ?
La reine (froissée) :
- Quel qu'il soit, il ne m'a pas encore rendu ses hommages d' arrivée, comme l'impose le protocole.
Le roi (agacé) :
- Etes-vous stupides, les uns et les autres ! Nul plumitif n'est arrivé en notre cour. J'énonçais une généralité, avec un terme générique, orné d'un symbole, espérant être mieux compris de vos intelligences réduites.
Les astrologues :
- Avec votre permission, Sire : symbole éculé, lieu commun, poncif.
Le roi :
- Les meilleurs n'en sont pas toujours exempts. Pour être auteur, même digressif, on n'en est pas moins homme.
Les astrologues :
- A propos d'homme, nous livrerez-vous enfin celui que nous réclamons ?
Le roi :
- Il ne parlera pas, même sous la torture.
Les astrologues (s'emparant de Senzaparole) :
- C'est ce que nous verrons.
Le roi (en apparté) :
- C'est tout vu, il est muet, et j'ai confisqué le chevalet de la question, fait vider toutes les baignoires.
Les astrologues s'emparent de Senzaparole et s'apprêtent à sortir avec lui. Mais l'esclave noir, reparaissant, s'interpose
L'esclave :
- J'avais oublié le royal parapluie. J'ai tout entendu. Vous ne toucherez pas à Senzaparole.
Il se précipite sur les astrologues, qu'il perce de son parapluie
Les astrologues (souffrant de leurs blessures mortelles) :
- Ah, ah, ah...
Gémonie 1 (effrayée) :
- Les astrologues, les astrologues ! Nous sommes perdues. Ma sœur, ma sœur, ne vois-tu rien venir sur les remparts ?
Les astrologues :
- Ah, ah, ah...
Gémonie 2 :
- Je ne vois rien du soleil qui poudroie, ni de l'herbe qui verdoie, car la femme de ménage soulève trop de poussière.
Les astrologues :
- Ah, ah, ah...
Le roi :
- Sont-ils douillets, ces deux-là... Qu'on appelle mon bourreau, qui leur clora définitivement le bec. Je ne supporte plus les cris depuis ma dernière otite.
Gémonie 1 (de plus en plus effrayée car les astrologues cessent de crier, enfin morts) :
- Nous allons être maudits de toutes les constellations qui régissent nos destins ! Et (désignant l'esclave noir) : tout est la faute de celui-ci.
Elle ôte le parapluie toujours planté dans le corps d'un astrologue et en trucide l'esclave.
Le roi (hurlant trop tard) :
- Non, pas lui ! Il m'aimait. Je le savais. Je l'aimais. Cela se savait moins.
Il se perce le cœur d'un poignard pendu à sa ceinture
La reine et Valpurna (ensemble) :
- Ah !
Elles se précipitent sur le cadavre du roi.
La reine :
- Il laisse un royaume orphelin.
Valpurna :
- Pas seulement un royaume
La reine (outrée) :
- Comment, oseriez-vous poser à la veuve, vous aussi ?
Valpurna :
- Je suis enceinte d'un royal foutre.
La reine :
- Ah, c'en est trop ! (ôtant le poignard du corps du roi et en frappant mortellement Valpurna au ventre), voici le salaire de ton outrecuidance.
Gémonie 2 (à la reine) :
- Tu viens de signer ton arrêt de mort, ô reine adultère.
La reine :
- Adultère, moi ?
Gémonie 2 :
- Ton banquier spermique est mon cousin. Il fut moins discret que Senzaparole. Et j'aimais Valpurna en secret
Elle poignarde la reine. Sa sœur, essayant de s'interposer, est également tuée.
Gémonie 2 (terrifiée d'avoir tué sa sœur) :
- Ma sœur, ma sœur, mon amour...
Elle se poignarde. Senzaparole sort de scène en même temps qu'il joue de la flûte et qu'entre la femme de ménage.
Femme de ménage :
- Z'ont core sali tout mon parterre pendant la répétition ! J'vas d'mander une augmentation au régisseur. C'est pas une vie de baigner dans la grenadine tous les soirs... Z'auraient pu préférer un auteur comique...

Mars 1994


Précédemment (décembre 1991) je m'étais essayée à une comédie musicale, intitulée Tifortou, dont Philippe Davenet devait écrire la musique. Comme pour mes scénarii de films (voir rubrique cinéma) ce texte demeura aussi inédit qu'injoué (tiens ! J'ai inventé un mot, que le correcteur d'orthographe de mon ordinateur souligne de rouge. Mais j'aime parfois à contrarier l'ordinateur...)

Plus tard (1999), je repassais sur scène, avec le G.R.A. (groupe de recherche adulte) de la compagnie Commédiamuse installée au théâtre La Rotonde de Petit Couronne. Je n'étais pas certaine que leur répertoire me conviendrait, mais j'avais été acceptée sans audition par le metteur en scène qui était ami-d'une-amie.
Effectivement... Me voici (au centre, en prostituée à la chevelure cocardière) dans la seule pièce où je m'illustrais : Les Paravents de Jean Genet.

Des amis vinrent applaudir ma modeste prestation dans cette pièce difficile, dont ils ne comprirent goutte, car la recherche du G.R.A., qui avait surtout consisté en coupures, l'avait rendue un peu plus opaque.br
Nous partîmes cependant nous exhiber de l'autre côté de la Manche, invités par le Medway Little theatre de Rochester (ville célèbre pour son festival Dickens). Je ne résiste pas à faire figurer ici leurs annonces.

J'avais acheté un beau ciré jaune pour affronter la traversée, que je n'imaginais pas autrement que romantiquement maritime et tempétueuse. Mais nous empruntâmes le tunnel sous la Manche. Nous avons évidemment joué en français, les parents d'élèves ayant traîné leurs chers petits. Nous fûmes applaudis et je supposais les Anglais polis. Ce fut ma seule expérience de ce pays. J'avais également emporté mon appareil photo, et je pus immortaliser un chat noir au pied du château normand, construit en 1088 par (ou pour ?) l'évêque Gundulph, moine de l'abbaye du Bec Hellouin (proche voisine de mon village natal), nommé par Guillaume le conquérant. Donjon de 1127, le plus haut d'Angleterre, tour d'angle détruite pendant un siège de 1215 : je ne vous épargne rien, mon goût pour les ruines et les conquêtes normandes (voir rubrique conférences) est bien connu. On notera que le ciré jaune me fut décidément inutile car ce week-end de janvier 2000 demeura fort lumineux

L'été suivant cette mémorable autant qu'éphémère expatriation, je commençais de concocter une pièce sur mesure pour notre G.R.A. Car il faut savoir, tout de même, que trouver dans le répertoire, un texte pour une troupe composée de dix femmes et un seul homme (de 87 ans) n'était pas chose aisée. Je comptais ouvrir notre réunion de rentrée par une lecture de cette Inauguration (dont l'action se déroulait dans une maison de retraite, sujet assez glauque pour museler ma verve comique). Mais notre tyrannique metteur en scène me refusa ce plaisir. Une nouvelle fois censurée, et pas du tout prête à participer à être de la prochaine distribution - une tragédie pourtant : Les Troyennes, dans leur version sartrienne - je tirais ma révérence. Je n'ai, depuis, intégré aucune autre troupe, mais j'ai encore été censurée, en 2001, lors d'un conseil municipal (voir Elections dans la rubrique correspondance). Il se pourrait qu'ayant tout mon temps disponible dès que je serai en retraite (le jour de mise en ligne de ce site) je songe à sévir de nouveau dans quelque autre troupe d'amateurs ou de professionnels, en tant qu'auteur ou comédienne, comme il plaira. Bien sûr il faudra éviter de me proposer des rôles de jeune fille anorexique ou d'ardente gitane danseuse de flamenco, car les rides, les kilos et mes articulations rouillées m'y rendraient peu crédible... Mais pour l'écriture, avis aux populations, je peux être comique ou tragique, conforme à cette photo (dont j'accompagnais la première de mes nouvelles qui fut publiée). C'était un auto-portrait en forme d'avertissement aux amateurs de mes romans burlesques : dans mes textes courts, on rirait beaucoup moins...

Je sévis aussi au théâtre du Havre (le 1er avril 2000), invitée par Yoland Simon dans le cadre du festival Terres d'auteurs, mais pour une simple lecture d'un texte demandé à plusieurs écrivains normands, qui devaient faire leur copie en répondant à cette question : que vous évoque la Normandie ? Ma réponse fut un souvenir d'enfance (Le lait, plus tard inclus dans Marchands d'Oublies - voir rubrique autobiographie). Celle de Joseph Danan concerna le ... rond-point des vaches, qui suscita un enthousiasme immédiat dès que nos belles normandes y furent plantées (et replantées car il arriva que des admirateurs nocturnes les enlevassent, sans jamais proposer de les rendre contre rançon).

Je fus également invitée (en mai 2001) à une prestation privée chez mes amis Chantal Baudoin et Gérard Gros, dans leur fort jolie maison campagnarde. J'avais carte blanche quant à mon programme, et je choisis, comme au Havre, d'évoquer des souvenirs d'enfance. Je n'avais pas lésiné sur le décor (en partie comestible) évoquant la pâtisserie de mes parents. Dans le berceau de mes poupées, on remarquera mes chers ours Popof et Michou, que je fis dialoguer dans une classe de Fleury-sur-Andelle (voir Conversation dans les textes de la rubrique ateliers d'écriture)

Le mois suivant, pour fêter la sortie de mon 5° roman (La Nuit d'Etelan, voir rubrique bibliographie), je pus, dans un loft rouennais se prêtant à la théâtralisation, présenter à un public d'amis une pièce d'une heure, pour laquelle j'avais les coudées franches puisque j'en étais l'auteur et y tenais le rôle principal : moi-même, de ma naissance à ce présent. On n'aurait pu être plus mégalomaniaque ! Ce fut surtout de très joyeuses heures passées à répéter avec mes complices. Représentation unique (pour le moment !) qu'Annie-Claude Ferrando, dans le public, photographia :

Hervé Boudin à Simone Arese :
Ton passé...
Car tu as un passé toi aussi
(Paul Géraldy)
Ne pensons plus à tout cela. Range-moi ces photographies.
(du même)
La dernière fée lors de mon baptême,
prédisant mon avenir :
Elle aura la taille du Poucet
et le pied de Cendrillon...
Mes jeunes années, avec l'ours Michou dans son propre rôle et Véronique Bénéteau dans celui de la bonne
Intermède musical, assuré par Rossini : Le Duo des chats (dans le rôle du mien, à droite : Véronique Bénéteau)

Plus sérieux : mon entrée à l'école maternelle
L'ère des surprises parties :
Véronique Bénéteau, Jacques Bénéteau
(avec sur la tête un balai O cédar en guise de chevelure soixante-huitarde)

La Marquise de Sévigné elle-même (Véronique Bénéteau)
Catherine de Médicis arrivant du château d'Etelan