Je me mis un jour à collectionner des faits divers, car ils racontent, en peu de lignes, de ces évènements qu'on supposerait fruits d'imaginations débordantes. L'écriture des faits divers est laconique, sèche (le suspens généralement cassé par un titre accrocheur qui en révèle la chute), elle rapporte toujours les actes (généralement violents ou incongrus), rarement leurs raisons. Ecrire d'après un fait divers est donc donner chair, épaisseur, mobiles psychologiques aux personnages mis en cause. C'est un jeu que j'aime bien, et que je fais également pratiquer dans mes ateliers d'écriture.
Je suis le Chaperon Rouge, et je vais, dans la forêt des tours de Sarcelles, à la recherche des loups. Des vieux loups solitaires, exclus de la horde, et dont les dents ne sauraient plus croquer mes treize ans. Je vais, libre et légère, sans panier couvrant pot de beurre et galette car je n'ai ni mère ni grand-mère. Notre père est à la Santé, qu'il y reste, pour que mes sœurs et moi puissions continuer la chasse. Je suis la plus jeune des trois, mais pas la moins efficace. Aucun vieillard ne résiste à mon mollet à pine formé, mon genou encore rond d'enfance, mes seins naissants. Je ne mets ni culotte ni soutien-gorge car je déteste les marques d'élastique sur ma peau. Le froid fait parfois bleuir mes jambes nues et durcir mes tétons sous le pull, c'est très excitant. Oh, la pauvre petite, qui n'a pas de quoi s'acheter des bas, viens donc, ma mignonne, je vais te donner dix francs.
C'est à la porte du supermarché que je les cueille. Ils attendent leur vieille, qui rêve derrière son caddie et chauffe ses rhumatismes sous les spots. Ils lisent leur journal, préparent leur tiercé, ou demeurent hébétés, une cigarette éteinte entre leurs lèvres molles. Je passe, repasse, piétine et soupire. Leur œil s'allume. Ils plient le canard, abandonnent le tiercé, jettent le mégot. Nous nous regardons. Ils sont encore étonnés, vaguement inquiets, essentiellement curieux. Qui va venir me chercher ?...
Personne ne paraît. Ils hésitent, fixent leur montre, espère leur vieille. Et puis ils se rendent. Pas toujours la première fois. Mais je suis patiente, je sais le combat inégal. Il faut seulement que leur mémoire se réveille, que leurs craintes s'apaisent. A quoi ressemblait le désir ? Que risquent-ils ? Les deux questions font office de trouble, quelques heures, deux ou trois jours. Les vieillards se touchent le soir, près de leur compagne qui dort, et ils se rappellent. Ils sont émus...
C'est à ce moment qu'ils me proposent des bas. Le mot trahit leur âge et leurs fantasmes de jarretelles. Ils sont mûrs. Ils sont cuits. Merci, monsieur. Je m'envole au rayon des collants, j'en pique un dans la cabine d'essayage. Un noir, avec une couture sur le mollet, ou un rouge, en dentelle. Et je retourne me planter devant mes victimes, avec mes jambes de pute. Le vieille est revenue généralement, elle parle endives montées, pommes de terre Bintje, consigne de bouteilles. Lui est distrait. Elle l'engueule. Je souris, relève ma jupe, pour qu'il admire le joli collant. Il bafouille, tourne la tête, pousse la vieille qui n'a rien vu.
Il revient plus tard, seul, pose des questions, m'offre des gâteaux. Je l'embrasse pour remercier. Sur la joue, près de l'oreille, mes lèvres ouvertes afin de laisser un peu de salive. Par cette empreinte humide, ces gouttes échappées, le vieillard est marqué, il appartient à notre troupeau. Pas une semaine ne s'écoulera qu'il sera tondu. C'est toujours le même scénario paradoxal : d'avoir voulu couvrir mes jambes leur donne envie de me découvrir le con. Ils en rêvent, s'apprivoisent à en parler. Je ne m'effarouche pas, attentive seulement à bien trancher mon éclair au chocolat avec la petite fourchette coupante. Ils s'enhardissent, deviennent précis, pressants. Où ? Quand ? Chez moi, demain, à dix heures. Questions et réponses sont faites à voix basse, prestement, il ne faut point lanterner, à ce stade. Toute hésitation serait fatale, la proie pourrait décrocher de l'hameçon et ne plus jamais se laisser ferrer. Le gâteau doit être fini, payé, et moi subitement disparue dans le dos du loup, qu'il n'ait point la minute honteuse d'un possible revirement, d'un doute ultime.
Le lendemain, à dix heures, l'animal est à ma porte, appartement 210, troisième étage, bâtiment C. Pas un seul ne s'est perdu jusqu'à ce jour, le désir les mène par la peau des couilles. Tire la chevillette et la bobinette cherra. Il entre, une dernière timidité dans l'œil, une grivoiserie aux lèvres. Je le fais asseoir, sers un café et demeure silencieuse car son oreille est encore aux aguets. Sommes-nous vraiment seuls ? Il n'entend que le bruit de ma petite cuillère tournant le sucre dans la tasse. Tranquillisé quant à sa sauvegarde, il perd alors toute pudeur. Il dit les mots qu'il n'a jamais osé prononcer, tente les gestes dont il s'était cru incapable. Des mots orduriers, des gestes violents. C'est le moment que je préfère, quand je sens que tout pourrait encore basculer en sa faveur, si j'avais pitié de lui. Car il est pitoyable, à cette minute où il renonce à une vie entière d'honnêteté. Pitoyable de bégayer, de trembler, de pleurer parfois. Mais je ne peux m'attendrir, mes sœurs veillent dans le placard à balais. Je n'ai que la charité de lever ma jupe sur mon ventre, de laisser la vieille main approcher mon sexe. Et je fais alors remarquer ma bonne odeur de savonnette. Car je sors de la douche, monsieur, et j'aimerais bien que vous y passiez à votre tour ; ça ne vous prendra que trois minutes, et vous me trouverez couchée toute nue dans le grand lit. Si, si, je veux. Si, si, il faut, ma défunte maman m'a toujours appris à être propre. Le loup s'exécute. Pour sa première visite, il ne saurait me contrarier. Il se réserve de faire, plus tard, mon éducation des odeurs. Il se déshabille, un peu fébrilement, et je l'aide, pliant soigneusement ses affaires sur une chaise. Mes sœurs émergent du placard. Nous fouillons les poches des vêtements, faisons disparaître l'argent dans la boîte à biscuits. Le vieillard reparaît, nu, prêt à l'ouvrage. Il trouve Anne, notre aînée, vêtue de noir, stupéfaite, incrédule, scandalisée, qui menace de me tuer, d'appeler la police. Anne, ma sœur Anne, quelle tragédienne ! Le loup débande immédiatement, supplie qu'on m'épargne, et, surtout, surtout, qu'on ne prévienne pas les gendarmes. Il se rhabille, il s'en va, il est parti déjà. Sans boucher sa ceinture, lacer ses chaussures. Moment de triomphe. Nous comptons la recette. La boîte sera bientôt pleine. Et nous pourrons aller aux Antilles, dormir sous les cocotiers, nous rouler sur le sable blanc, nous jeter dans l'écume pour nous y laver de toute cette crasse sarcelloise. C'est un beau rêve, les Antilles, non ? Un rêve en forme de poster, soixante-dix centimètres sur un mètre vingt, punaisé au mur de notre chambre. Voyez : j'en parle encore au présent, monsieur le juge, comme si j'oubliais que l'aventure est terminée, que les chaperons rouges finissent toujours mangés, même quand ils ont cru récrire le conte. Est-ce notre faute, vraiment, si les vieillards sont lubriques ? Et si le dernier, s'affolant, est tombé dans l'escalier, s'est ouvert le crâne ? pourquoi prétendre que nous l'avons poussé ? Que savez-vous de nous ? Et de lui ? Etes-vous jamais venu au seuil du supermarché, un matin d'hiver, avec votre pince à tiercé et votre Gauloise éteinte ?
J'envoyais cette nouvelle version du conte de Perrault aux organisateurs du 12° concours de la meilleure nouvelle de langue française. Ils reçurent 2800 textes. Et le mien fut encore des quinze finalistes bénéficiant d'une publication collective chez Seghers (1991). Détail d'importance concernant ce fait divers : aucun vieillard n'eut un accident mortel (la tentation était trop forte pour moi de mettre une chute d'escalier dans la chute indispensable à toute nouvelle), il s'en trouva seulement un pour porter plainte. Et c'est cela qui m'avait frappée : il ne s'était pas senti honteux de sa pédophilie (consommée ou non) en allant conter sa mésaventure aux gendarmes. Les trois demoiselles passèrent en jugement. Le fait divers (1988) ne précisait pas si le vieillard - certes rançonné par le trio - avait été également jugé coupable. Je crois pouvoir affirmer que la justice, à présent, trancherait d'une autre manière qu'il y a 30 ans.
J'ai toujours aimé les contes, et j'habillais encore un autre fait divers du titre d'un conte d'Andersen, qui m'avait beaucoup émue dans mon enfance :
Il pleut. Il pleut toujours sous ce ciel des Vosges. J'en ai marre. Vivement que je sois grande, pour me tirer dans un pays chaud. Un pays qui manquera de flotte. Israël, par exemple. Ici, on sature : pluie, cure thermale, et lac artificiel pour les touristes. Ma mère est employée à l'établissement des bains, mon père garde les pédalos en été, nettoie les gouttières en hiver ; ma sœur aînée est emboucheuse à l'usine d'eau minérale, et mon petit frère a vocation de maître-nageur. Pas un Coca-Cola n'entre chez nous, sous prétexte qu'on a des bouteilles de la source gratuitement, par ma sœur qui trafique. Trois litres quotidiens, qu'elle nous sort de son usine. Même si on n'a pas soif faut boire, parce que ça coûte rien. Des jours je crois entendre des grenouilles ricaner dans mon estomac. Nanette, t'as un trou dans la coque, elles disent, Nanette, tu coules, Nanette tu finiras noyée. Mais elles se trompent, les bestioles, parce que jamais j'approche du lac, je suis pas Jésus à Tibériade. Même du lavabo et du verre à dents je me méfie. Je les emplis à l'heure de la toilette, mais j'y lave rien, je brasse seulement avec le manche de la brosse à cheveux, pour que ma mère entende les bruits qu'elle souhaite. Et debout sur le bidet je me fais d'horribles grimaces. Monstresse de train-fantôme, j'aimerais bien être, plus tard. Ou chasseuse de sauterelles en Afrique. La huitième plaie d'Egypte, on m'appellerait. Toute façon, j'ai que douze ans, je peux espérer un avenir qui ne soit pas aquatique. Douze ans, et trois semaines, deux jours, cinq heures, j'ai fait ma communion juste pour mon anniversaire. J'étais déguisée en blanc, je ressemblais à ma mère quand elle a sa tenue thermale. Et je chantais avec les autres : Prends ma couronne, je te la donne, au Ciel, n'est-ce pas, tu me la rendras. Avec les autres, je chantais, mais pas à la bonne vitesse, car je réfléchissais au n'est-ce pas du refrain. Forme interro-négative : y'a comme un doute, on jurerait pas de la retrouver vraiment, la couronne. En fleurs de pissenlits, elle était, alors que mes copines avaient tressé des roses, des œillets, des lys. En la voyant le curé a eu un hoquet, exactement comme les fois où il avale son hostie de travers. Et après les vêpres il m'a convoquée dans la sacristie pour connaître les raisons de mon choix. Jaune c'est plus beau que blanc, j'ai dit. Et vous n'ignorez pas, mon père, a renchéri mon parrain, qu'il y avait des graines de pissenlit entre les plis du Saint Suaire.
Mon parrain, je l'aime. Parce que c'est le seul de la famille à me faire connaître des choses que les autres savent pas. Il s'appelle Robert Vandoeuvre, mais on dit plus souvent Tonton Alambic. Il est véherpé en liqueurs. Et il veut jamais de glaçons sur son ouiski. Quand je serai grande, j'exigerai comme lui, parce que c'est boire sec. Une jolie idée, une jolie expression contradictoire, de celles qu'on n'apprend pas à l'école. Pour demain, je dois savoir un théorème, deux règles de grammaire, une leçon de géo. Et il fait vraiment un temps à rester dans l'igloo. Quand donc s'arrêtera cette pluie ? Peut-être que c'est un nouveau déluge ? Et alors la source va déborder, et noyer les curistes, ma famille, ma maîtresse d'école, le curé. Il n'y aura que moi et Tonton Alambic d'épargnés, grâce à sa barque de pêche, celle où il ne pêche pas mais où il boit tranquille. Ce sera un peu long, quarante jours, mais au moment de la décrue, ah la bonne surprise, nous serons sur le Kilimandjaro, Tanzanie, point culminant de l'Afrique, 5895 mètres, je la sais ma leçon de géo, Ararat c'était sûrement une erreur de navigation. J'ai droit à un quart d'heure de pause et trois barres de chocolat. Et après, quand j'aurai appris une des deux règles de grammaire, en fonction du théorème des probabilités, j'irai craquer une allumette à Sainte Victoire, la seule de nos trois églises que je n'ai pas encore visitée. A Saint Joseph, j'ai fichu le feu aux nappes d'autel, et à Notre dame des Douleurs, j'ai incendié la table des revues. Pas de marchands dans le temple, il avait dit. Le tronc des pièces a brûlé, toute la monnaie est tombée, mais je l'ai, pas ramassée. Je suis pas une voleuse. Même les journaux l'ont reconnu : le vol ne semble pas le mobile du crime. Ils y vont pas de plume morte, les reporters, en écrivant crime. J'ai tué personne. Ils m'ont aussi traitée de vandale. J'ai regardé dans mon dictionnaire : Peuple germanique qui, mêlé à d'autres Barbares, envahit la Gaule, l'Espagne, puis, sous la conduite de Geiséric (428-477), l'Afrique, d'où il fut chassé par les Byzantins. Lourd programme pour moi seule. Et j'ai laissé des empreintes de chocolat entre les pages, j'aggrave mon cas, je fournis des indices aux gendarmes. J'en ai pas encore rencontré un seul, au cours de mes expéditions. Ils surveillent que les grands. Moi je suis Nanette, la p'tite rouquine, le bonbon au caramel à son tonton, le cœur en nougatine à son parrain. Il sait parler aux dames, Robert Vandoeuvre, il en voit beaucoup dans son commerce. Il me raconte qu'elles sont des fois belles comme au cinéma. Et alors je suis un peu jalouse. Mais jamais j'avouerai. Même en confession. J'insiste plutôt pour qu'il les décrive mieux. Et de quelle couleur sont leurs cheveux, tonton ? Est-ce qu'elles ont un queue de cheval comme moi ? Avec un nœud bleu ? Vraiment ? Tu dis ça pour me faire plaisir... Il proteste que non, et je fais semblant de croire qu'il n'a pas menti, mais je sais bien, moi, que pour plaire vraiment à Tonton Alambic il me manque quelques années, cinquante centimètres, et du rembourrage dans mes petites chemises, mes grandes culottes. Je vois comment il regarde ma sœur aînée. De côté, comme quelqu'un pensant à des choses interdites. Questions : pourquoi donc les choses agréables sont-elles interdites ? Et pourquoi c'est si long de grandir ? Depuis que j'ai atteint le Kilimandjaro, y'a que dix minutes de passées ; ça n'encourage pas la descente sur la grammaire. Si je vais me laver les mains, je gagne trente secondes de sursis. Quarante si j'en profite pour faire une grimace devant la glace. Mais l'accord du participe passé avec le verbe avoir m'attendra toujours sur mon bureau. Allons, Nanette, un peu de fermeté, Tonton vient dimanche, il a promis de m'emmener au cinéma si j'aurais des bonnes notes dans la semaine. Un vieux film avec Rita Hayworth, son idole. J'aurais préféré un récent avec Richard Gere, la mienne, mais à Mereuil-les bains, y'a qu'un seul cinéma. Un seul cinéma pour trois églises, la vie est vraiment rude à qui n'aime ni l'eu minérale ni l'eau bénite.
Il faisait si beau. Un ciel bleu comme dans ma jeunesse. Plus aucune blouse blanche ne s'occupait de moi après le petit déjeuner et la toilette. Je devais attendre le repas de midi. Marcelle, qui a des meilleurs yeux que moi, avait lu sur le tableau du menu : sardines à l'huile, foie de génisse aux épinards, gruyère, flanc à la vanille. Rien qui fasse saliver. Après m'avoir renseignée, elle avait repris son tricot. Un cache-nez de dix-huit mètres, pour vendre à la kermesse annuelle. Elle aime se rendre utile. Moi je n'avais plus qu'à arpenter le couloir en faisant semblant d'y prendre plaisir. C'est bien, faut marcher, me dirait le grand escogriffe à lunettes en pensant : toujours dans nos pattes pendant le service, celle-ci. Quand j'aurai fait dix aller-retour, je pourrai me carrer dans les sièges de la cantine, où, après le déjeuner, on m'abandonnera pour la somnolence de la digestion. Après, il y aura le goûter, l'heure vague d'avant le dîner. La cérémonie du coucher, et la nuit si longue. Eté comme hiver on nous expédie au lit à sept heures, pour jusqu'à sept heures. Ce matin les merles me rendaient impatiente de me lever. Mais je ne pouvais pas, à cause des barres de protection, de chaque côté du matelas. Il paraît que je tombe facilement.
C'est ce qu'ont dit mes enfants, pour me mettre ici. J'ai leurs visites régulières, entre septembre et juin, mais dès juillet je ne vois plus aucun membre de ma famille. La maison de retraite devient comme une île oubliée des bateaux. J'ai voulu revoir le continent. J'ai suivi le chat jusqu'aux grilles du parc. Elles étaient ouvertes. Un camion livrait. Minet, Minet, reviens, j'ai dit, en passant devant les deux costauds. Mais ils ne me regardaient pas, ne m'écoutaient pas. Nous, les vieux, on est transparent, inaudible. Et odorant, c'est ça le plus insupportable. Surtout ceux dans les chaises roulantes, qui restent confits dans leurs pissats. Moi je marche encore, et je sais quand j'ai envie. Mais je ne sais jamais retrouver les toilettes. Le chat a franchi la ligne qui sépare notre monde de l'autre, la queue dressée comme un mât. Allez, mamie, voguons vers la liberté. Je me sentais du vent plein la voilure, j'ai tiré sur l'ancre de ma jambe raide, et j'ai passé la frontière. Devant nous la route grise s'ouvrait jusqu'à l'horizon, à découvert entre les champs et les prairies. J'aurais vite été repérée et le chat aplati par une voiture. Nous avons obliqué en direction de la forêt. Minet a ralenti, s'est retourné pour vérifier que je ne faisais pas déjà escale, et j'ai décidé de ne plus l'appeler Minet. C'est pas un nom d'aventurier. Captain Cook, je l'ai rebaptisé. Et je l'ai prié de ne plus s'adresser à moi en disant mamie. Mes parents m'avaient nommée Mélicie. C'est un prénom tombé en désuétude, j'y tiens. Mon défunt mari abrégeait en Mélie. Je ne sais pas où est le cimetière. J'irais lui faire une causette sur la dalle. Assez dormi, Eugène, faut aller traire. C'était dur de se réveiller à cette époque. Maintenant c'est dur de trouver le sommeil. Tu sais où tu vas, Captain Cook ? Moi je te fais confiance. J'en ai connu des chats, avant toi. Qui naissaient dans le foin, qu'on noyait dans un baquet. Excuse-moi. Pas tous. J'en gardais toujours un ou deux. Ils mangeaient les souris, dormaient dans les greniers ou l'étable. Les chiens non plus ne rentraient pas dans la maison. Tout le monde avait la vie dure. Mais les mères élevaient leurs enfants et les vieux mouraient chez eux. Eugène aussi avait eu des chats, sur son bateau de pêche, avant de me fréquenter.
Tu m'emmènes à la mer, Captain Cook ? c'est peut-être loin pour aujourd'hui. On se fera engueuler si on rentre tard. Engueuler, oui, mamie a dit un gros mot, mamie-a-dit-un-gros-mot-euh, elle doit mettre un euro dans la tirelire. Mes petits-enfants ont appris les bonnes manières, ils n'ont connu ni la guerre ni les cabinets au fond de la cour. Ils sont nés à la maternité. Moi, j'ai toujours accouché à la ferme. Sauf pour Roland, celui qui est arrivé pendant les bombardements. J'étais dans l'abri de la marnière, comme tous ceux du village ; ça cognait dur au-dessus de nos têtes. J'ai eu si peur que j'ai lâché le marmot avec deux semaines d'avance.
Captain Cook, ma jambe me tire, faut freiner. Je m'assoirais bien, mais la terre est basse, je ne pourrais plus me relever. J'aurais dû emporter mon petit pliant, comme me bru quand elle va à la plage. Pourquoi tu t'enfonces sous les arbres ? Tu ne crains pas les renards, les pièges des braconniers ? Je ne suis plus d'âge à prendre le maquis. Tu te rappelles, Eugène, les résistants qu'on ravitaillait dans la forêt ? Et l'aviateur anglais gardé trois jours dans la cave ? Captain Cook, vous passerez en conseil de guerre, pour abandon de passager dans les fougères. C'est dit : je m'assois. Je suis dans ma cabane au fond des bois, où j'avais menacé de me rendre quand ma famille réunie a parlé de maison de retraite.
Jamais un éléphant ne viendra à la kermesse pour acheter le cache-nez de Marcelle.
Tout est vert. Je respire la mousse, le champignon, la pomme de pin. C'est aussi beau que les portes du Paradis. Toc-toc-toc, grand saint Pierre, comment va Eugène ? Ne le réveillez pas, je viens seulement dormir avec lui. C'est dans la forêt qu'on avait fauté, la première fois. Fallait bien se cacher des parents, à cette époque. Ma robe de mariée me serrait un peu. Mes petits-enfants ne passeront pas à la mairie, ce n'est plus la mode. Captain Cook...
Qu'est-ce que je fais ici ? Pourquoi je suis cachée dans les fougères ? Où sont mes frères ? Ils seront rentrés sans moi, maman va gronder. Où est Mélicie ? Qu'avez-vous fait de votre petite sœur ? Encore à traîner dans les bois, au lieu d'aider votre père à la moisson... Pourquoi ai-je du mal à me remettre debout ? on a changé ma jambe. C'est la sorcière de la forêt. Celle qui a une maison en pain d'épices. A quatre pattes jusqu'à cette souche, après je m'appuierai pour me relever. Je dois rentrer. Mais je ne sais plus où est ma maison. Je suis perdue. Je vais semer des petits cailloux. Victoire, j'ai atteint la souche. Han ! Tous mes os ont craqué. Je suis debout, je vois le sentier. Je serai en retard pour manger les épinards. Je ne les aime pas. Jamais je n'en ai servi à Eugène ? Même pendant la guerre. C'était l'époque rutabaga. Les noisettes ne sont pas encore mûres. Et les fraises des bois sont trop basses. J'ai surtout soif. Il fait si chaud. A la claire fontaine, m'en allant promener, j'y trouvais l'eau si claire que je m'y suis baignée. Chanter, pour que les chasseurs comprennent bien que je suis une petite fille, pas un chevreuil, tous les chemins mènent quelque part. Je dirai : je m'appelle Mélicie, de la ferme du Château-Rouge, reconduisez-moi chez ma maman. Dans sa maison, un grand cerf, regardait par la fenêtre, un lapin venir à lui, et frapper ainsi : cerf, cerf, ouvre-moi, ou le chasseur me tuera...
J'avais épuisé tout mon répertoire avant de sortir de la forêt, et quand je suis arrivée dans la prairie, c'était le soir. Il faisait doux, des hirondelles traversaient le rose du couchant. Je me suis souvenue des nids accrochés aux poutres de la grange. Le chat essayait toujours d'approcher, mais les parents veillaient sur la couvée, ils passaient en rase-motte au-dessus des oreilles de Minet. Comme les avions anglais au-dessus du terrain allemand. Ils sont revenus. En hélicoptère. Une grosse libellule bleue, qui tournait dans le crépuscule. Du bruit, du vent, les hirondelles ont disparu, les vaches ont pris le galop, je suis restée blottie sous l'arbre. La libellule s'est éloignée. La nuit est venue, doucement. La prairie sentait bon. Je me suis assise contre le tronc rugueux. J'ai rêvé d'un pique-nique, avec une nappe blanche posée sur l'herbe, et des quartiers de melon, des grappes de cerises. Maman avait son petit chignon sur le sommet de la tête. Papa débouchait du cidre qu'il avait mis à rafraîchir dans le ruisseau. Mes frères construisaient une cabane, avec des branches et des fougères. C'était un beau rêve. Et pourtant, quand je me suis réveillée, dans la fraîcheur de l'aube, j'avais des larmes qui coulaient sur mes joues. J'ai reconnu la prairie, mais toute ma famille avait disparu. A leur place, près du ruisseau, je vois maintenant deux gendarmes. Je ne les reconnais pas. Ce n'est pas l'équipe venant à la ferme boire du calva. Ils avancent doucement, comme s'ils avaient peur des vaches. Peut-être qu'ils sont perdus. Comme moi. Ou qu'ils me cherchent pour me ramener à Château-Rouge. Quand ils seront près de moi, je leur dirai : « Je m'appelle Mélicie. Il faisait si beau... »
Pour habiller la fugueuse du fait divers ci-dessus, j'avais hélas, cette année-là bien des modèles dans le service hospitalier où j'avais dû mettre ma mère (après l'avoir hébergée deux ans et demi), quand sa maladie d'Alzheimer, qui l'avait pernicieusement saisie depuis longtemps, s'était aggravée.
La nouvelle suivante n'est pas vraiment tirée d'un fait divers, mais seulement d'une brève annonce de fermeture des phares :
Germain avait connu sa femme au bal des pêcheurs, en 1962. Elle inaugurait ce jour-là une robe bleue, dont la jupe était plissée, et qui portait au col un bouquet de fausses cerises. La grappe de fruits brillants avait fasciné Germain, autant que la couleur inusitée du vêtement. Car Marianne était ordinairement habillée de beige, de marron, voire même de gris. Or, ce soir d' août 1962, la robe était d'un bleu que Germain qualifia d'électrique car il ne trouvait rien de comparable que la fulguration d'un éclair un soir de chaleur. Un soir comme celui-là, à la fin d'un jour où le mercure d'un thermomètre avait indiqué trente degrés sur le rebord de la fenêtre, et où la radio avait annoncé le suicide de Marylin Monroe. Un soir où les hommes avaient bu de la bière, autant pour étancher leur soif que noyer leur chagrin inavouable. La belle femme d'Hollywood était morte, qu'ils n'auraient jamais pu tenir dans leurs bras, mais dont ils avaient tous secrètement rêvé. La blonde pulpeuse, irréelle, fragile. Froide, raide, bientôt décomposée dans la robe à plis qu'aucun souffle de métro ne soulèverait jamais plus.
Marianne dansait avec le garagiste. Une valse. La robe autour d'elle s'était déployée en corolle, dont les autres couples, passant auprès d'eux, semblaient chiffonner les pétales. Des petites mèches collaient au front de la jeune fille, et des auréoles assombrissaient la couleur de son vêtement, sous les aisselles. Elle ne souriait pas, demeurait muette, attentive seulement à la danse. Le garagiste tournait de plus en plus vite, et Marianne devenait dans ses bras une tache impressionniste, comme une nappe de gouache bleue retouchée d'un point rouge. Les cerises se détachèrent du col, tombèrent aux pieds de Germain, qui se précipita, soucieux de ne pas les voir écraser. Attendant la fin de la valse, il les respira. Leur parfum était un mélange de vernis, de lavande, et de sueur féminine. L'orchestre s'arrêta de jouer, les musiciens se consultèrent. Le garagiste paraissait essoufflé, il essuyait sa calvitie avec un grand mouchoir à carreaux. Marianne retournait s'asseoir. La lumière de la salle devint rouge, et la boule en éclats de miroir se mit à tourner au plafond, éclaboussant la salle de gouttes sanguines. Germain était debout à côté de la porte, selon son habitude, prêt à fuir. Il fit un pas dans la direction de Marianne, s'immobilisa. Elle tâtait le col de sa robe, constatait la disparition des cerises. Germain s'enhardit. La musique avait repris. Marianne tenait les yeux baissés, essayant de voir, entre les pieds des danseurs, le bouquet perdu. Germain tendit les cerises. La jeune fille se leva, d'un mouvement spontané, pour donner plus de force à son « Merci ». L'homme ouvrit les bras, sans réfléchir. Elle fut dedans. Ils dansèrent, leurs doigts mêlés à la grappe qu'elle n'avait pas pris le temps de rattacher.
Ils se marièrent à l'automne. Tous les pêcheurs leur firent une haie d'honneur, tenant les filets au-dessus du couple quand il sortit de l'église. Germain était leur ami, leur secours dans la tempête, leur lumière dans la nuit. Germain était le gardien du phare. Il n'avait serré Marianne qu'un seul tango, ce soir d'août 1962, juste avant sa longue veille sur les récifs. Après elle avait dû retrouver les bras du garagiste, ou ceux de l'épicier, peut-être même ceux du beau Zef, qui jouait les héros parce qu'il était pompier. Germain n'avait rien demandé, puis rien interdit. Il n'était pas jaloux. C'est si court, une vie. Sa femme pouvait bien faire ce qu'elle voulait de ses nuits, pourvu qu'il la trouvât au matin dans leur maison du quai, sa robe de chambre baillant sur ses beaux seins, et la main ayant tenu les cerises posée sur la cafetière. Ils déjeunaient ensemble, dans le parfum du café et du lit tiède qu'elle venait de quitter, où il la ramenait parfois, quand la mer avait été calme et la lecture divertissante. Car Germain lisait d'abondance. Il avait commencé par le journal et les récits de marins. Puis les romans, dont il s'était vite lassé. Ensuite il avait appris l'anglais, dans des livres prêtés par un professeur. Et quand un bateau britannique passait à portée du phare, il saluait le capitaine dans sa langue. Certes, personne du bâtiment ne pouvait entendre le gardien imiter David Niven, mais Germain était très heureux durant ces minutes étranges où il parlait seul une langue que nul ne lui connaissait, debout dans la lumière de son phare. Plus heureux qu'à terre, presque, car, au fil des années, et des grossesses, Marianne épaississait, perdait sa belle humeur. Les déjeuners devinrent brefs, la robe de chambre était boutonnée, pour parer aux regards des enfants. Germain trouvait le lit froid.
Il aima de plus en plus son phare, de moins en moins sa femme. Il n'alla plus jamais au bal, et cessa même de fréquenter le bar des pêcheurs. Il s'était mis à détester les cris et les rires avinés, le tintement des verres quand il fallait trinquer, le choc des dominos sur les tables. Il trouva ses amis vulgaires, car ils se moquaient de lui voir toujours un livre dépassant la poche. A sa dernière visite, un marin du Sirius avait subtilisé le livre, pour y mettre le feu, sur le cendrier du zinc. Germain regarda les pages se racornir sous la flamme, noircir. Il ne fit pas un geste, ne prononça pas une parole. Quand le dernier mot du titre fut brûlé, le gardien reprit sa casquette à la patère, sortit en laissant la porte ouverte derrière lui. Il neigeait. On le hua. Puis on oublia l'incident. La communauté se referma sur ses vieilles habitudes, ses anciens rites, dont, par la lecture, Germain s'était exclu.
Le gardien de phare devint plus taciturne, plus dédaigneux. Il entreprit d'étudier la philosophie, l'année où son fils aîné passait le bac. Plus qu'approfondir, il grappilla. Il mélangea un peu, s'échauffa beaucoup, refusa de rendre les œuvres de Nietzsche, Proudhon et Bakounine à la bibliothèque où il les avait empruntées. Il en sut des passages par cœur, qu'il récitait à voix haute, les nuits de tempêtes. Chaque signal de détresse venu d'un bateau en péril était salué d'une page d' Ainsi parlait Zarathoustra. Et quand Germain n'était pas de service au phare, il demeurait encore sur la côte, face à la mer qu'il invectivait. Il explora tous les rochers. C'est ainsi qu'il découvrit une cache d'armes, probablement oubliée par la Résistance durant la dernière guerre. Sans avoir de projet précis quant à l'utilisation de sa trouvaille, il transporta les caisses au phare, comme un écureuil entasse des provisions pour l'hiver.
Il entassa d'ailleurs beaucoup, ces années-là. Outre les livres, les grenades, la poudre et les fusils, il eut des vêtements de rechange, une cafetière, des boîtes de conserves, quelques outils, deux réveils, huit tubes d'aspirine, des gants de ménage, un vieux tourne-disques découvert dans le grenier d'une tante décédée. Il écoutait la musique de Carlos Gardel en soupirant. Ayant abandonné les philosophes, source présumée d' ses migraines, il retourna à la littérature, anglo-américaine de préférence. Melville, Hemingway, Faulkner le réjouirent particulièrement.
Il en était là, quand l'incroyable nouvelle tomba : tous les phares seraient automatisés, l'Administration n'avait plus besoin des hommes, elle préférait les machines. Les syndicats s'agitèrent en vain, et sans Germain, trop abasourdi pour tenter quoi que ce fut. Il avait six mois pour s'habituer à l'idée de quitter le phare, prendre ses dispositions de retraite anticipée, et bazarder toute le brocante accumulée pendant vingt-cinq années de veilles.
Il fut prostré quelques semaines, durant lesquelles tous les pêcheurs, en proie aux remords, le visitèrent dans sa maison du quai. Marianne faisait du café, joviale, ou s'efforçant de le paraître. On s'informait des enfants, commentait la température du jour, sans oser regarder Germain droit dans les yeux. Le silence s'installait. On repartait, désolé, impuissant, vaguement coupable.
Plus personne ne vint. Mais Germain semblait sortir de son abattement. Il transporta ses livres du phare à la maison. Il retourna au bar des pêcheurs, pour le concours annuel de coinchée. Il n'avait pas joué depuis longtemps, fut vite éliminé. Mais il resta tout de même, à regarder les autres battre les cartes. Il but cinq calvados, rentra un peu gris. Marianne attendait, paraissant lire un roman-photo. Il se moqua d'elle, qui pleura. Germain voulut lui faire l'amour, s'endormit sur elle. Il fallut qu'elle le secouât, pour le réveiller, au moment de son service au phare. Il partit fatigué, revint exalté. Marianne, soupçonneuse, tenta de l'interroger sur les causes de ce brusque changement d'humeur. Car il était presque gai. Elle ne lui tira pas un mot. A vingt heures, le phare explosa. Ce fut le plus beau signal de détresse qu'on ait jamais vu sur la côte. Dans la maison du quai, Germain lisait Arthur Miller, en mangeant des bigarreaux. La télévision annonçait que Marylin Monroe ne s'était pas vraiment suicidée, qu'on l'avait beaucoup aidée à mourir.
Il faisait chaud, exceptionnellement chaud cet été-là. Le village normand était pris de langueur, assoupi le long du fleuve. Aucun adulte ne travaillait, aucun enfant n'inventait de sottise pour passer l'ennui des vacances. On découvrait ce plaisir tellement exotique de la sieste, derrière les volets clos, dans l'ombre des maisons. Même les mouches semblaient dormir dans les trous des murs, oubliant d'agacer les bovins des prairies. Seul le vieux Samuel persistait à somnoler dans la touffeur de son jardin, effondré dans le hamac qu'il avait tendu entre deux pommiers. Un hamac presque aussi âgé que lui, et qu'il avait exhumé d'une malle, au grenier. Il s'était d'ailleurs beaucoup fatigué, sous ces combles centenaires, entêté à fouiller, tirer, pousser, éternuer. Mais il avait trouvé l'objet et s'y était installé, continuant d'éternuer un moment car nul souffle d'air ne venait chasser la poussière du filet tressé. Le bruit de ces éternuements intempestifs fut l'unique signe de vie dans ce village cet après-midi-là, et chacun soupira d'aise quand enfin il cessa.
Le silence régna totalement. On s'enfonça dans l'hébétude pendant trois heures.
Ce fut le cri d'Ersébeth qui tira tout le monde de la torpeur. Elle s'était brutalement éveillée, comme au sortir d'un cauchemar, et, sans prendre le temps de remettre sa robe, elle avait jailli dans la lumière et la canicule du jardin, où le parfum des roses le disputait aux relents de la raffinerie. Samuel était toujours dans le hamac, mais son visage avait pris une teinte vineuse, de mauvais augure.
Ersébeth cria, et dix voisins furent bientôt autour d'elle et du hamac. Autour d'elle surtout, qui possédait de gros seins, ordinairement cachés, et que la combinaison dévoilait. Des seins de Teutonne, je m'y connais, souffla le grand Bazire au garde-champêtre. Le grand Bazire, qui était chef de l'harmonie municipale, ne perdait jamais une occasion de rappeler qu'il avait fait la guerre et s'était évadé d'un camp de prisonniers grâce à la complicité d'une fermière bavaroise. Mais, ce jour-là, son auditoire habituel se montra distrait, occupé à soutenir Ersébeth dans l'attente du véhicule des pompiers. Quand ils parurent, l'atmosphère du jardin était vaguement biblique, avec cette belle femme sous un pommier, à peine vêtue, et dont la tresse blonde (qu'elle portait habituellement en couronne sur la tête), lovée entre ses mains, semblait un serpent égaré dans un étal de melons. Les pompiers, cependant, n'eurent guère le loisir d'apprécier à sa juste valeur l'image pieuse, car ils durent démêler Samuel de son filet et lui souffler quelque air d'appoint dans les branchies. Le malheureux fut emporté à l'hôpital de la ville, Ersébeth se rhabilla et commença d'espérer des nouvelles auprès de son téléphone, dans la solitude retrouvée de sa maison.
Les nouvelles furent assez floues, emplies de précautions oratoires, avec beaucoup de peut-être, cet adverbe préféré des Normands. Ersébeth était hongroise, elle refusa de capituler devant une question de linguistique. Samuel avait résisté à d'autres dangers au cours de sa vie aventureuse, il se remettrait de sa congestion cérébrale (que le grand Bazire, toujours sensible aux voyages, appelait son transport au cerveau).
La linguistique eut cependant raison, de la manière subtile qui était le propre de cette science : quand Samuel se réveilla enfin de sa longue, très longue sieste (elle avait duré une semaine), il n'employa plus l'adverbe chéri de ses concitoyens. Ni celui-ci, ni aucun autre mot de français. Il ne parla plus qu'espagnol. Un espagnol mâtiné d'italien, dans lequel un spécialiste mandé à son chevet put identifier le dialecte de la plaine argentine où était né Samuel, soixante-dix ans plus tôt. Ersébeth, qui avait eu tant de mal à passer du hongrois au français, et qui ignorait tout de l'espagnol, même abâtardi (elle avait connu Samuel en Cochinchine, où leurs pères respectifs étaient consuls) fut atterrée, mais n'en laissa rien paraître, car le corps médical, unanime, recommanda de ne pas contrarier le convalescent.
Il fut convenu, lors d'une séance extraordinaire à la mairie du village, que tous les habitants feindraient de comprendre ce que racontait Samuel. La chose présenta quelque difficulté, malgré la présence d'une étudiante ibérique, recrutée par petite annonce, et qui assurait les sous-titres, d'une manière gestuelle, dans le dos de Samuel, chaque fois qu'il s'exprimait. Le malheur voulut qu'il s'exprimât beaucoup plus dans ce qui avait été sa langue d'origine qu'il ne l'avait fait dans celle d'adoption, pourtant pratiquée depuis plus d'un demi-siècle. La traduction ne suivait pas toujours le rythme effréné du bavard tardif, et les réponses aux questions qu'il posait, d'abord hésitantes, devinrent embrouillées, aléatoires.
On se lassa du phénomène que constituait Samuel. Il n'eût bientôt plus pour auditoire que son épouse et la sémillante Maria-Pilar. Il commença de s'ennuyer, et de s'enfoncer dans une espèce d'exil intérieur, où il mêlait passé et présent, superposant les visages anciens et contemporains, les prairies normandes et la plaine argentine. Pour tout dire, la confusion mentale due à l'âge et aux séquelles de la congestion s'installa de manière irréversible. Son humeur, qu'il avait eu plutôt aimable, se gâta. Il montra de l'agacement, des colères imprévisibles autant qu'injustifiées. Il lui arriva de bouder.
Même son épouse abandonna la partie, le jour de la fête annuelle du village. Marie-Pilar avait insisté qu'un chaperon lui était indispensable, et Ersébeth avait feint de croire ce mensonge pieux. Elles arrivèrent sur la place au moment où le maire achevait son discours. Il les désigna à la population assemblée, qui applaudit : le combat quotidien des deux femmes contre la langue si rétive de Samuel les transformait en héroïnes définitives. Elles furent les reines de la fête : on se disputa pour les avoir à sa table, dans son auto-tampon, dans ses bras. Maria-Pilar ne compta plus les fiancés potentiels, et Ersébeth se sentit rajeunie de trente ans. Elle avait un peu bu, ce qui ajoutait à l'illusion. Bazire, qui s'était passablement étanché lui aussi (jouer du cor et de la trompette donnait soif), voulut d'une apothéose, vers cinq heures. Il sortit son bandonéon, poussa la sonorisation de façon à être entendu jusqu'au jardin de Samuel, et se mit à jouer une complainte argentine, qu'il avait secrètement apprise les semaines précédentes. Maria-Pilar, poussée par ses fiancés, le rejoignit sur l'estrade car elle connaissait les paroles qui allaient de pair avec la musique. Un souffle de mélancolie passa sur la population, ivrognes compris, et le silence se fit autour du couple magistral. Ersébeth pleurait dans son verre vide, certaine de voir deux anges planer au-dessus du bandonéon.
Samuel entendit, évidemment. Et cette musique, cette voix qui lui parlaient au fond de sa mémoire, achevèrent de le déboussoler. Il rejoignit définitivement le parallèle argentin, ayant sorti de la malle une tenue de gaucho, véritable, assortie d'un chapeau fantaisiste, tenu généralement pour mexicain. Il eut quelque mal à fixer les éperons des bottes, dont le cuir avait durci. Mais l'épreuve la plus terrible fut d'enfourcher une des génisses de la prairie voisine.
On le découvrit à quatre pattes, le nez dans l'herbe. On le retourna. Il était mort. Mais il souriait, ayant retrouvé la grande plaine de son enfance.
Au contraire de la nouvelle suivante, née d'un fait divers rapportée par un journal, la précédente me vint d'un événement vécu par une personne que j'avais rencontrée et qui, au sortir d'un coma, ne parlait plus que sa langue maternelle, dont elle n'usait plus depuis longtemps. Et le titre fut emprunté à Atahualpa Yupanqui, que j'eus le bonheur d'entendre chanter à Paris, un soir de mai 1981.
Il était cinq heures. Je n'avais pas dormi, à cause des habituelles douleurs. Mais j'étais resté au lit, pour ne pas troubler le sommeil de mes vieux parents. C'est pénible, parfois, de ne pas vivre seul, à trente ans passés. L'envie d'uriner se faisait plus pressante. Le jour commençait d'éclairer la fenêtre, les premiers oiseaux criaient dans le jardin, troussaient les feuilles, agaçaient les chats. J'ai jugé raisonnable, décent, de me lever. J'ai réussi à ne pas faire gémir les ressorts du sommier, ni grincer la porte, ni claquer mes mules sur le palier. J'ai uriné, avec un réel soulagement ; ça n'en finissait pas de couler, de goutter. Et à l'impression première de confort succédait une sensation de fatigue, violente, extrême. Ma vue se brouillait, des bourdonnements me vrillaient les tympans. J'ai dû m'asseoir, épuisé. Je ne voyais plus rien, et, dans mes oreilles, c'était comme un bombardement. J'avais froid, à moitié nu sur ce siège de bois, dans cette pièce carrelée blanc. Il me semblait prudent de regagner mon lit, quels que soient les dangers de l'expédition. Je me suis redressé, j'ai remonté mon pantalon de pyjama, et j'ai avancé, en me tenant aux murs. Les murs n'étaient plus dans mes yeux, mais le plan de la maison figurait dans ma tête. Je crois avoir atteint ma chambre. Mais je n'en suis pas certain, car le brouillard qui éteignait mes yeux s'est glissé dans mes oreilles, où le silence soudain fut pire que le vacarme précédent. J'ai eu froid aussi, je m'en souviens parfaitement. Mais, pour le reste, tout est flou.
J'ai dû rester longtemps seul car la chambre est à présent chaude, comme au milieu de l'après-midi, quand le soleil est dans la fenêtre. Et la lumière est bien celle de quatre heures, je la sens à travers mes paupières fermées. Je voudrais ouvrir mes yeux, je ne peux pas. Pas plus que je ne peux bouger, ni parler. Il faudrait pourtant. Le médecin a dit que j'étais mort, ma mère pleure dans les bras de mon père. Entre deux sanglots, elle répète inlassablement :
« -Non ! Non ! Non ! »
Comment leur faire comprendre qu'elle a raison ? Je ne suis pas mort, même si je ne suis plus tout à fait vivant... Ai-je d'ailleurs été vraiment vivant, un seul jour de ces trente-trois années ? J'ai commencé ma vie de malade dans une couveuse, à l'hôpital Marie de l'Incarnation. Né en avance, j'ai ensuite commis ce paradoxe d'être en retard partout : dans mon apprentissage des premiers mots, des premiers pas, dans mon arrivée à l'école primaire, dans ma croissance. Surveillé en permanence par ma mère, menacé de mort par les divers spécialistes dont elle espérait mon impossible guérison, j'ai été interdit de vivre. Pas de jeux violents avec les camarades, pas de bals avec les filles. Je suis aussi neuf qu'au sortir de ma couveuse. Que va-t-il se passer ? Mon père est descendu téléphoner. Le médecin, assis à mon bureau, semble rédiger une ordonnance. Il dit à ma mère :
« - Je vous délivre le permis d'inhumer. »
Non ! Non ! Non !
C'est moi qui ai crié, dans la tombe de mon corps, et personne n'a paru entendre.
Ma mère s'est abattue sur ma poitrine, et s'y tient agrippée. Mon père et le médecin ne sont pas de trop pour l'en arracher. Ils la poussent vers mon fauteuil, où elle demeure accablée, comme à demi-morte elle-même. Les deux hommes parlent bas, se serrent la main. Celui qui n'est pas de la maison disparaît. L'attente commence. C'est presque semblable à ce qui se passe dans mon salon de coiffure, chaque matin, quand j'ai levé mon store et que j'espère mon premier client. Qui sera-t-il ? Ils viennent peu nombreux, ayant peur que je ne les blesse. Pourtant, jamais je n'ai entaillé de nuque, tranché de gorge. Je tiens trop à mon métier, à ma dignité de travailleur, qui me rapproche de cette communauté des hommes dont avait tenté de m'éloigner la maladie. Je ne coupe les cheveux, ne rase les barbes que sûr de moi, dans les rares moments où je me sens bien. Si un malaise s'annonce, je baisse le store, tire le verrou, monte me coucher à l'étage de notre maison, ou m'endors sur le meilleur siège de ma boutique. Ma mère m'a souvent trouvé là, le soir venu. Et il y avait alors, dans ses yeux, au moment où elle ôtait de mon visage la serviette dont j'avais cru bon de me couvrir, il y avait dans ses yeux, la peur atroce de ma mort. Ce regard terrifié a toujours été le pire de mes maux. Il me rappelait sans cesse ce que le sommeil m'avait parfois permis d'oublier.
J'ai toujours beaucoup aimé dormir. Parce que dans mes rêves, je fais du sport, je baise les filles ; j'ai les pectoraux saillants, un cœur solide. Dans mes rêves, j'ai chaud, et l'eau des torrents, qui gicle dans mon canoë, est un baume sur ma peau cuite de soleil. Après le dernier rapide, quand un dernier coup de pagaïe, suscitant sur le bois un arc-en-ciel de gouttes, m'aura sorti du dernier danger, une fille m'attendra, couchée nue dans l'herbe haute que son corps aura froissée. Pour mieux la voir, j'écarquille les yeux ; et je rencontre alors les pupilles de ma mère, dilatées par la peur. C'est toujours le même scénario final, quel que soit le rêve. Ma mère, ma mère qui m'aime tant, qui m'a donné la vie, me la reprend à tous mes réveils. Je la hais, ces minutes-là. Et pourtant, aujourd'hui, c'est elle que j'appelle, dans le grand silence de ma mort, car c'est elle qui sait que je suis vivant. Elle contre le médecin sûr de son diagnostic, elle contre mon père déjà résigné. Va-t-elle trouver un allié dans celui qui vient à présent, que j'entends gravir l'escalier, ouvrir la porte de la chambre ?
« - Bonjour Jérôme.
- Bonsoir Léa. Triste besogne. »
C'est l'employé des pompes funèbres, qui souhaite prendre mes mesures, pour le cercueil. Ah, qu'il saisisse mon orteil entre ses canines, comme l'exigeait sa fonction du temps qu'on l'appelait croque-mort ! Qu'il me blesse, me fasse saigner, me montre vivant !
Il pose la main sur moi. Geste d'appropriation autant que d'apaisement. La mort est un animal inquiet, qu'il faut apprivoiser, tenir en laisse, à distance respectable. Je voudrais hurler, tant je crains le cercueil qui m'enfermera, où j'asphyxierai lentement. Je crois déjà entendre clouer la boîte, grincer la poulie des cordes qui me descendront au trou. Maman, maman, par pitié : éveille-moi !
La main de Jérôme, brusquement, se referme sur mon poignet, comme s'il guettait mon pouls. Puis il plie mon bras, ma jambe gauche. Et il crie :
« -Aidez-moi ! Il n'est pas raide ! Il n'est pas mort ! »
Ma mère s'est dressée, hurlante. Mon père a dévalé l'escalier, en direction du téléphone. Et Jérôme, impuissant à me ranimer vraiment, ne sachant s'il doit m'asseoir, me gifler ou peser sur ma poitrine pour me faire respirer, Jérôme continue de répéter :
« - Il n'est pas raide ! Il n'est pas raide ! »
Le médecin revient, indigné. Il conteste l'avis de mon sauveur, lui reproche de troubler l'esprit de ma mère. Sans l'intervention de mon père, ils s'empoigneraient je crois. On exige l'arbitrage d'une équipe de premiers secours que mon père, pour faire bonne mesure, a également appelée. Ils sont deux, qui me descendent dans leur camion, pour me brancher sur une machine. Tous les cœurs battent violemment, à cause de l'émotion, sauf le mien. Electrocardiogramme plat. Le verdict de mort tombe à nouveau. Ma mère s'évanouit. On me remonte dans ma chambre. Je retrouve, sur mon lit, l'empreinte de mon propre corps. Permis d'inhumer, deuxième. Je suis vraiment foutu cette fois. On interdit à ma mère d'approcher mon lit, et comme elle refuse on la chasse de ma chambre, la menace d'une piqûre. J'entends claquer des portes. Le silence s'installe.
Je reste seul un moment. Qui sera le prochain client ? Vais-je baisser le store, tirer le verrou, dormir, la tête couverte d'un linge tiède ? Pourquoi ce cauchemar ? car, enfin, raisonnons : je ne puis être mort et vivant, termes contradictoires dont l'un annule l'autre. Ou ma conscience s'agite dans un corps qui nous affirmera vivantes, elle et lui. Ou je me suis quitté, et je ne devrais plus, alors, être à supputer ma mort... Je n'ai aucune sensation de souffrance, hormis ce grand froid s'emparant de moi avec l'assurance sournoise d'une marée grignotant la plage. La serviette a dû tomber de mon front, la nuit venir dans la boutique.
Je perçois de nouvelles voix, sur le palier. Féminines, onctueuses, expertes aux chagrins semble-t-il. Avec ma mère, cela fait trois femmes dans la maison. Les deux inconnues ouvrent ma porte, la referment. Je sens des frémissements de voiles, un parfum de cierges éteints, d'encens consumé. Suis-je en train de renaître, entre les religieuses de l'hôpital ? Mes paupières refusent toujours de s'ouvrir, et pourtant j'aimerais voir ces femmes qui me touchent, qui ôtent mon pyjama, et dont la regard, peut-être, se pose sur mon sexe vierge. Leurs mains sont douces, leurs gestes légers, furtifs. Elles ont choisi ma chemise neuve, celle de mon dernier anniversaire, et mon meilleur costume. Habillé, je vais échapper à leur regard, à leur amour, je vais couler dans la mort. Il m'en vient un regret, un soupir. Et la plus jeune, qui boutonnait ma chemise, retire précipitamment sa main, comme si ma poitrine l'avait brûlée. Elle crie vers l'autre, qui tentait de me chausser :
« - Ma sœur, il respire ! Il est vivant ! »
Le mocassin tombe de mon pied. La seconde religieuse pose son oreille contre mon cœur, écoute, attend, espère. Je suis à présent certain d'être en vie, des cheveux de femme mêlés aux poils de ma poitrine. Je voudrais refermer les bras sur ce corps inconnu, dont le parfum étrange pénètre mes narines. Mes membres n'obéissent plus, mon cœur demeure en panne, et la petite oreille s'éloigne. Elle remonte vers mes lèvres. Je tente un baiser. J'entends confirmer :
« - Il respire. Appelez une ambulance. Je chronomètre. »
On court sur la palier, dans les escaliers. J'entends des cris, des portes claquent de nouveau. Et près de moi, la femme dont j'ignore le nom et le visage, la femme divine mesure mon souffle pitoyable...
L'ambulance interrompt mon éternité dans le hurlement de son avertisseur, les protestations de ses freins malmenés. Deux hommes m'empoignent. Je suis sur une civière, qui manque verser au tournant de l'escalier. Va-t-on me tuer pour me ressusciter ? On me dépose dans le véhicule. Nous traversons la ville, à grande allure. Je suis horriblement secoué, et le brouillard du matin revient boucher mes oreilles, éteindre mon odorat. Je ne perçois plus rien, à mon arrivée, qu'un troisième verdict de mort et une prière de mon père :
« -Essayez ! »
J'ignore combien de minutes, d'heures, de jours ont passé.
Je sais seulement que je suis toujours à l'hôpital, sous une tente à oxygène, entouré de machines. J'ai pu enfin lever mes paupières. Elles pesaient des tonnes. Je n'ai vu personne. Mais tout est si flou au travers de cette tente. Flou comme ma vie antérieure. Je suis un autre, à présent, je le sens bien. Je respire mieux, plus large. Il me semble même que je dois être un peu ivre tant j'ai envie de rire. Il viendra bien quelqu'un, soulever la tente, débrancher les machines dont je n'aurai plus besoin. Un médecin, une infirmière. Mes parents, Jérôme. Sœur Véronique. Peu importe. Il viendra quelqu'un, à qui je dirai :
« - Je veux une femme. Une femme nue, couchée dans l'herbe haute. »
Il y eut une suite à ce fait divers (postérieure à l'écriture de ma nouvelle) : le malheureux qui avait été déclaré trois fois mort , se maria l'année suivante, prenant pour témoin le ...croque-mort qui avait refusé de le mettre en bière ! Il me parut donc prémonitoire d'avoir terminé ma nouvelle par ce cri d'un ressuscité réclamant une femme...
Restons sur cette idée de mariage, avec le texte suivant :
Vive la mariée ! Vive la mariée ! pourquoi n'y avait-il aucun enfant poussant ce cri alors que Marie-Agnès descendait de voiture, et, au bras de son père, entrait dans l'église ? C'était un détail - tout comme les escarpins neufs lui serrant les pieds - mais, ce jour-là, pensait Marie-agnès, aucun détail n'est négligeable. Donc : point d'enfants, ce samedi, quelque part en banlieue. Les bambins devaient être agglutinés devant la télévision, ou dans les caddies de leurs mères, au supermarché. Marie-Agnès se souvint avec nostalgie de ses jeunes années au village. Elle habitait alors la rue de l'unique église et n'aurait, pour rien au monde, raté un cortège nuptial. Saint-Nicolas (bâtie entre le XI° et XV° siècle) était perchée sur un promontoire, souvenir d'un rempart médiéval, ce qui obligeait les fidèles à gravir un raidillon ou un escalier à double volée ; cette ascension, faite avec une certaine lenteur (ne pas perdre les ascendants des troisième et quatrième générations dès les premiers mètres), donnait une belle solennité aux cérémonies. Et sur le parvis où jaillissait le cortège, la troupe d'enfants s'esbaubissait. Vive la mariée ! Vive la mariée ! Ils étaient tous là quand le couple tout neuf sortait de la messe. Ils attendaient les dragées, jetées par la jeune madame du même geste auguste qu'elle aurait eue pour lancer du grain aux moineaux. Marie-Agnés avait toujours été de ces oisillons, rêvant de s'identifier, plus tard, à la blanche apparition.
Ce jour était arrivé, mais le parvis de Saint Charles Borromée (chef-d'œuvre en pur béton, exclusivement XX° siècle) était désert, il pleuvait à seaux, et le noce s'engouffrait au plus vite à l'intérieur du bâtiment, dans un grand désordre, chacun n'ayant souci qu'à mettre à l'abri vêtements de parade, chapeaux et frisettes laquées. L'aïeule de la troupe claudiquait en maudissant la date choisie, car, en bonne cauchoise, elle soutenait qu'on ne se mariait pas en avril, mois qui, par une ancienne superstition dont elle avait oublié les origines, portait malheur. Et le proverbe météorologique mariage pluvieux, mariage heureux, qu'on lui opposait d'un front uni, n'ébranlait point ses convictions. Elle pénétra la dernière dans l'église, faisant sonner le bout de sa canne sur le carrelage de faux marbre. Chacun s'était ébroué, l'office commença. Marie-Agnés avait renoncé à une grand messe en latin, à cause de la connotation intégriste qui aurait été mal supportée par sa belle-famille. Elle avait également renoncé, pour la musique, au chœur des esclaves, extrait d'Aïda, car le prêtre eût été vexé de voir son harmonium disgracié au profit d'un lecteur de cassettes. Tous écoutaient donc religieusement Le Carillon, de Vierne, que Marie-Agnés, pour sa part, trouvait étriqué. Au moment précis où elle formulait intérieurement une comparaison entre cette pièce musicale et ses escarpins, un grincement vint parasiter l'attention de l'assistance. On n'eut pas le temps de soupçonner les pédales de l'instrument qu'un morceau de contreplaqué se détacha du plafond, partiellement en travaux, et fondit sur le curé, tel l'Esprit Saint sur les apôtres au matin de Pentecôte. Et, comme saint Paul sur le chemin de Damas, le malheureux fut projeté à terre par le choc. La noce, un instant pétrifiée de saisissement, se reprit à la vue du sang, et chacun voulut secourir le malheureux. Il n'y avait pas de médecin dans l'assistance, ni de téléphone dans la sacristie ; la cabine proche du parvis ayant subi l'assaut de troupes vandales, il fallut, pour alerter le S.A.M.U. et prévenir l'archevêché, utiliser l'appareil du bar Saint Charles, où le patron, profitant de ce que son épouse était bloquée chez le coiffeur pour sa permanente semestrielle, achevait sa première bouteille de vin d'Alsace en lisant la nécrologie du quotidien local. Compatissant, il partagea le dépôt du dernier verre avec le père du marié, qui avait pris la tête des opérations de secours en se jetant dans le bar. Ainsi réconforté, monsieur Lambert, grainetier en gros de son état (il avait tout de même pris le temps de se présenter au commerçant) rejoignit le lieu de l'accident, où il fut pressé de questions. Les secours arrivaient-ils ? Que devenait la cérémonie ? Etait-elle reportée à une date ultérieure ? Envoyait-on un autre prêtre ? Chacun apprit avec soulagement qu'une ambulance et un curé de rechange étaient en route, séparément. Le véhicule serait là d'une minute à l'autre, et l'intérimaire dans deux ou trois heures. La minute à l'autre s'écoula et l'ambulance surgit, dans le mugissement de sa sirène et le crissement de ses freins. Le blessé, qui n'avait pas perdu conscience, fut emporté, avec des vœux de prompt rétablissement.
Après son départ, la noce, dans l'attente, se sentit désœuvrée. Il fallait passer le temps. Le grainetier proposa une tournée générale au bar dont il venait. Hormis l'aïeule cauchoise, tous acceptèrent l'invitation. On traversa la place, où la tempête avait cessé dès qu'elle avait obtenu une victime. Les hommes s'alignèrent au comptoir, et les femmes s'effondrèrent dans les banquettes. On hissa les mariés sur de hauts tabourets pour qu'ils fussent visibles de partout. Champagne, ordonna le grainetier après qu'il eut une nouvelle fois téléphoné (pour annoncer au restaurant qu'il fallait convertir le déjeuner en dîner).
La même chose, commanda ensuite l'autre père, qui ne voulait pas être en reste. Le patron, associé aux festivités, vérifia son horoscope dans le journal. Les astres avaient bien prédit que les affaires marcheraient ce samedi. Il demanda de quel signe était le blessé, mais personne ne sut le renseigner.
Après concertation, les témoins proposèrent une troisième tournée, dont ils partageraient la note. Mais les bulles, qui avaient émoustillé les dames et les demoiselles, commençaient à lasser les messieurs. Le whisky sans glace et le pastis sans eau, assurément plus virils, circulèrent, avec des cacahouètes pour les enfants, dont on n'était plus très sûrs qu'ils se soient contentés des jus de fruits commandés pour eux. Marie-Agnès, qui tenait à conserver le premier rôle, innova en mêlant de la liqueur d'abricot et du Curaçao bleu à sa cinquième coupe. Le résultat, d'un beau vert, fut baptisé Cocktail espérance. On applaudit au bon goût. Mais on accueillit fraîchement le Bloody curé, qu'un cousin prétendit inventer en ajoutant du sirop de grenadine à une verre de gin.
La franche gaieté du début se diluait dans l'attente. Les plaisanteries à répétition s'émoussaient. Des clans se formaient. Les enfants vomissaient dans les toilettes, au désespoir du patron qui songeait au retour de sa femme. Elle parut, en même temps que le curé remplaçant. La noce se replia sur l'église, abandonnant le tenancier aux foudres de son épouse. On retrouva l'aïeule cauchoise, stoïque et frigorifiée sur sa chaise de paille, furieuse de n'avoir pu retenir la titulaire de l'harmonium, sollicitée ailleurs. Elle frappa le sol du bout de sa canne, pour obtenir le silence nécessaire à la cérémonie. Le prêtre ne lésina pas, reprenant l'office depuis le début. Il escomptait que les mariés, se dégrisant, ne bredouilleraient pas leurs réponses. Il obtint effectivement ce résultat, car, à la question rituelle voulez-vous prendre pour époux Antoine Lambert, ici présent ? Marie-Agnès répondit, sans hésitation, à voix haute et claire : non.
Le non ci-dessus n'était pas dans le fait divers. Il s'est imposé à moi quand je me suis demandée à quoi avait bien pu réfléchir la mariée durant cette attente - aussi imprévue qu'ultime - d'un autre curé...
Une guinguette était posée sur le pré, au bord de l'eau, comme dans un tableau impressionniste ou une page de Maupassant, avec des bœufs blancs sur l'autre rive. J'ai dit : on croirait un tableau d'Eugène Boudin. Mon compagnon continuait de se taire. Nous sommes entrés dans l'établissement qui s'appelait Le Léthé, du nom de ce fleuve grec censé apporter l'oubli. J'ai essayé une nouvelle fois de renouer le fil de la conversation, en parlant de la mythologie, et du bonheur qu'il y aurait parfois à être amnésique. Mon compagnon a enfin desserré les lèvres, pour lâcher : tu m'éluges avec ta science. Je l'ai prié de m'excuser, en posant ma main sur la sienne. Il a paru encore plus agacé : tu me scies avec ta politesse et ton amour ; la vie c'est pas comme dans les bouquins. Là je me suis piquée : ça dépend du genre littéraire ; avec toi, ça ressemble tout à fait à un polar. Il a ôté sa main de sous ma paume, en criant presque : évoque pas les cognes, tu vas me porter la poisse. Il m'aurait peut-être frappée, mais le patron est arrivé pour les commandes. L'odeur d'anis a flotté sur notre silence. J'avais envie de pleurer, non tant parce que nous étions en train de nous quitter, mais parce que je pensais à mon enfance. J'avais si peu tenu les promesses de cette époque.
Je ne sais pas pourquoi j'ai rapporté tous ces détails à mon avocat. C'était si infime, si impalpable, comparé à mon casier judiciaire. Comme cette buée au-dessus de l'eau, alors que le soir tombait sur la guinguette et que toutes les nuances du vert basculaient dans un gris uniforme. Mon compagnon s'était éloigné sur une barque, s'enfonçant dans le marais, vers la mer, comme convenu. J'ai dit : Charron emporte mon âme sur le Styx. Et j'ai ri nerveusement, parce que je me sentais ridicule à soliloquer dans ce bistrot, sous l'œil du tenancier se demandant si j'allais vraiment payer toutes ces consommations. Il n'avait pas tort. Quand j'ai calculé que mon compagnon avait assez d'avance pour ne pas être repris, j'ai signé le dernier des chèques que j'avais volés. Le patron s'est méfié, a téléphoné à la banque, puis à la police. Je n'ai opposé aucune résistance.
A présent, je suis libre. Ou presque. Mon avocat a obtenu que j'effectue un travail d'intérêt général plutôt qu'un séjour en prison. J'ai bien remercié l'homme de loi, car ma vie ressemble de nouveau à un livre. Un livre d'heures, un livre d'images, comme pour les enfants sages. J'ai choisi de restaurer Notre Dame des Egarés. Je ne savais rien de cette chapelle fermée au culte, menacée par la végétation de la forêt. J'ai choisi à cause du nom. J'ai visité avec le curé du village, qui se tenait sur ses gardes, comme s'il avait ouvert au Diable. Il voulait que ce soit propre, et il pensait qu'un bon lessivage ôterait la peinture écaillée de l'autel, qu'un bon coup de pinceau rendrait sa splendeur à la Vierge. Il m'autorisait à décrocher les anges, dont les rondeurs lui déplaisaient, et à les ranger dans le placard de la sacristie. Il me déconseillait la chaire :l'escalier est pourri. Il souhaitait que j'agisse vite, car il méditait de convertir ma restauration de la chapelle en corvées ménagères à l'église du village où il officiait. C'est sûrement un excellent prêtre, et un homme pratique. Mais c'est aussi un ignorant. Derrière l'autel baroque de Notre Dame des Egarés, la fresque du chœur, plus ancienne, mangée de lichen, est peinte à l'œuf ; la Vierge et les anges furent recouverts de feuilles d'or. Et les vêtements sacerdotaux, dans le placard de la sacristie, ont été brodés au XVIII° siècle. Je ne pouvais saboter ces trésors. Mais je ne savais pas les restaurer. Mes études aux Beaux Arts n'avaient jamais été achevées.
J'ai réfléchi quelques jours, m'occupant à débroussailler autour de la chapelle ; ça je savais faire. J'y mettais même une certaine rage. L'avocat m'a trouvée en sueur malgré le froid, échevelée et soliloquant à mon habitude quand il est venu voir l'état des travaux. Il m'a d'abord félicitée, pour cette bande de terrain que j'avais dénudée, puis il s'est étonné en pénétrant dans le bâtiment : mais... vous n'avez rien commencé ! J'ai avoué mon ignorance et mes scrupules. Il m'a emmenée à la bibliothèque municipale de la ville où j'avais été condamnée. J'ai pu consulter des ouvrages techniques, dont je me délassais en feuilletant des livres d'art, emplis de Vierges et d'anges. J'en ai tant vus qu'il m'arrive d'en rêver certaines nuits. Avant, je ne faisais que des cauchemars où la mort régnait en maîtresse. A présent, je suis sous le voile de Marie, l'aile se saint Michel. Ils sont si beaux dans leur nimbe d'or que je n'ai qu'une hâte au réveil : les retrouver dans ma chapelle.
L'été est venu. Je travaille dès l'aube dans la fraîcheur des pierres. Dehors, c'est l'apogée de la canicule, comme une porte de l'Enfer. Dans la matinée, la vieille brodeuse du village vient me rejoindre, et nos gestes sont comparables quand elle tire l'aiguille pour réparer les dentelles fragiles des chasubles et que je dépose les feuilles d'or, si volatiles, sur le bois des statues. La sécheresse, qui a tué les moisissures, a permis la remontée des couleurs sur la fresque derrière l'autel. La Jérusalem Céleste est apparue. Mais mon royaume est de ce monde, je n'aspire plus aux départs, enclose en ces murs comme l'enfant dans le ventre de sa mère. J'ai dépassé de longue date le nombre d'heures laborieuses que je devais à l'Administration. Et je me suis découvert des amis : l'avocat, le curé, autrefois réticent, Anne la brodeuse, et le charpentier qui est venu vérifier le toit, retailler les marches de la chaire. Ses coups de marteau ont un moment dérangé le paix sylvestre, mais les oiseaux ont reparu pendant notre déjeuner sur l'herbe. Ils guettent les miettes, mis en confiance par notre silence. Le charpentier parle très peu. Et je n'éprouve plus le besoin de commenter ce que nous vivons. C'est comme une communion d'esprit entre lui et moi. Je suis revenue du Styx. Je suis entrée dans la lumière.
Je fonctionne beaucoup par images (ce qui accréditerait la thèse que je suis un mauvais écrivain, car les bons ne travailleraient que sur les mots !), et quand j'écrivis ce texte, je voyais littéralement cette chapelle vosgienne, qui m'était pourtant inconnue, et dont aucune photo n'ornait le fait divers. Des années plus tard (2005 ou 2006), j'eus un choc quand je crus reconnaître cette image mentale de ma chapelle sur un écran, à la projection du film Avril. C'était à la fois dérangeant et jubilatoire de voir exister ce que j'avais cru inventer.
Ce fait divers est, dans une catégorie où se rencontrent plutôt des histoires atroces, une exception puisque, comme dans les contes, il finit bien.
Le suivant est tout à fait terrible. Il eut lieu hors d'Europe, et en tirer une nouvelle partait de la même démarche qu'eut mon amie Annie-Claude Ferrando lorsqu'elle sculpta Ainsi soient-elles : protester contre le sort réservé aux femmes dans de trop nombreux pays. Annie-Claude et moi avons bien conscience que c'est une chance de vivre en France, si imparfaite que la jugent certains dénigreurs (qui, ailleurs, n'auraient pas toujours cette liberté de dénigrer...)
Je voulais apprendre à lire. Pour que mon grand frère ne mette plus ce barrage du journal entre lui et moi quand il rentrerait à la maison. Je l'avais attendu, espéré tout le jour, afin qu'il m'apporte des nouvelles du dehors. Mais il laissait le dehors derrière la porte, ainsi que faisait notre père. Et il lisait, pendant que ma mère réchauffait le repas, auquel elle avait consacré tant d'heures depuis le moment où les hommes avaient quitté la maison pour leurs affaires. J'ignorais tout de ces affaires, car les femmes n'ont pas à connaître ce que font les hommes. Elles doivent seulement se tenir prêtes, pour le moment où ils rentreront. Et remercier pour l'argent qu'ils donneront, et qui se transformera en nourriture. Le monde est ainsi partagé : l'extérieur aux hommes, l'intérieur aux femmes. Ma mère, ses sœurs, nos cousines s'accommodaient tout à fait de ce partage, semblaient même y trouver du bonheur si j'en juge par leurs pépiements quand elles se réunissaient autour des marmites. On me trouvait silencieuse. Pourtant, elles aussi savaient se taire quand les hommes étaient de retour. Les femmes sont ignorantes, disaient-ils, et ne doivent pas étourdir ceux qui savent de leurs paroles vaines.
Mais moi, justement, je ne voulais pas demeurer dans l'ignorance. Dès que j'ai connu l'existence de l'école, j'ai insisté pour m'y rendre. D'abord, on ne m'a pas écoutée. Puis on a ri de mon exigence têtue, qui semblait un caprice d'enfant. On s'est énervé. J'ai persisté. Des semaines, des mois, des années peut-être, je ne saurais dire : comment prendre la mesure du temps quand le temps s'écoule chaque jour identique, dans l'enfermement d'une maison ?
Il m'arrivait de sortir, pour accompagner les servantes au marché. Et je porte le remords d'avoir été la cause du renvoi de Salima, que je préférais. Revenant sur mon désir d'école, j'avais cru trouver un nouvel argument : c'est mon droit. Ma mère s'effraya, à l'idée que je puisse répéter une telle phrase au dîner. Elle m'interrogea, pour savoir d'où je tenais une telle affirmation. Je répondis que je venais de l'entendre sur le marché. Salima fut congédiée. Mais cette injustice flagrante, au lieu de me faire plier, m'irrita assez pour que je menace ma mère : ou elle m'autorisait l'école ou je répétais la phrase au dîner, et elle serait battue pour mon insolence. Ma mère n'aimait pas le fouet. Elle réfléchit un moment, répondit à mon chantage par une proposition qui me parut équitable : elle accèderait à mon désir pourvu que je continue d'être une fille respectueuse de l'autorité paternelle. Je promis.
Quels bonheurs j'ai alors connus ! Comme si le temps s'était mis à bouger, et que je pouvais dorénavant le découper en tranches, tel une pastèque : les heures passaient si vite entre les pages des livres et des cahiers... Je ne remarquais même pas quand l'institutrice parut avec un foulard dissimulant ses beaux cheveux. Pourtant, j'aurais dû marquer ce jour d'une pierre noire, je le sais à présent. Quelques élèves suivirent bientôt cet exemple, et je ne constatais ce changement que le jour où l'une d'elles me demanda pourquoi je n'en portais pas. Je ne sus que répondre à cette question, qui me parut sans importance. Mais je m'en ouvris à ma mère, qui sembla de nouveau effrayée et me conseilla de m'aligner sur la décence de mes compagnes. Il me brûla de demander en quoi dissimuler ce dont notre Créateur nous avait parées pouvait être indécent, mais j'avais appris, entre autres choses, que biaiser était parfois plus gratifiant que s'opposer ouvertement.
Je portais donc le foulard, sans rechigner, car je le croyais garant de ma liberté d'apprendre.
C'est ce foulard que les trois inconnus m'ont d'abord arraché. C'était l'hiver, il faisait nuit quand je quittais l'école. Je ne les ai pas vus, dans ce passage obscur. L'un d'eux m'a plaquée contre lui, m'enserrant le cou de son bras, le second a saisi le foulard, pour me l'enfoncer dans la bouche, et le troisième m'a prise aux chevilles, pour soulager les deux autres de mon poids. Ils m'ont jetée dans une camionnette, dont la porte était ouverte. Et j'ai perdu conscience quand ils m'on plaqué un chiffon mouillé sous le nez. Un chiffon mouillé qui portait la même odeur que l'infirmerie de l'école. Mais l'infirmerie est un lieu rassurant, alors que tout ce qui m'arriva fut terrifiant.
Quand je m'éveillais, mes mains et mes chevilles étaient ligotées, un pansement sur ma bouche m'empêchait de pouvoir crier. J'étais seule, enfermée dans l'obscurité d'une pièce sans fenêtre, et je n'entendais aucun autre bruit que celui de mon cœur, battant dans ma poitrine comme une colombe effrayée entre les barreaux d'une cage. Les hommes reparurent, se réjouirent de me constater à nouveau consciente, et libérèrent mes chevilles. Ce geste, ajouté à leur sourire, et la lampe dont ils repoussaient la nuit, me rendirent de l'espoir. Il dura peu, car l'un d'eux maintint mes poignets liés, entre ses mains, fermement, ayant levé mes bras au-dessus de ma tête, alors que j'étais toujours allongée sur le sol. Et l'autre tint mes chevilles, en les écartant le plus qu'il put l'une de l'autre. Et le troisième, ayant ôté une partie de ses vêtements, se coucha sur moi et me pénétra de son sexe dur. La douleur fut violente, je sentis une déchirure à l'intérieur de moi. Et les coups de butoir continuèrent un moment, comme si l'homme voulait me défoncer le ventre. Il cria. Et je crus qu'il avait mal aussi. Mais il dit à ses complices que c'était bon, et qu'il leur laissait la place car son arme n'était plus en état. Malgré ma souffrance et ma peur, j'entendis bien qu'il employait le mot arme pour parler de son sexe. Ils me retournèrent, et le second homme me pénétra par derrière, tandis que j'étais toujours maintenue. La douleur fut encore pire, comme si mon anus explosait, et je dus m'évanouir, car je ne me souviens pas de ce qui suivit.
Il est probable que le troisième homme ne me fit rien ce soir-là, car lorsqu'ils revinrent, plus tard, il dit que c'était son tour, et qu'il se contenterait de ma bouche puisque c'était le seul orifice encore vierge. Les deux autres plaisantèrent que je le mordrais peut-être. Mais lui ne riait pas. Il précisa : j'ôte ton bâillon, tu me suces gentiment. Et si j'ai du plaisir, tu auras de quoi manger ensuite. Mais si tu me mords, si tu craches, si tu cries, je t'égorge. A l'appui de ses dires, il sortit un long couteau effilé, comme ceux des bouchers. Il arracha le pansement de mes lèvres, qu'il força vite de son sexe, m'ordonnant encore de sucer. Je ne savais pas le faire. Je n'avais pas même idée que cela se pratiquât, mais je m'appliquais, malgré mon envie de vomir, car je savais que ma vie en dépendait. Il guida cet apprentissage obscène : plus vite, serre bien, tête fort. Il cria lui aussi, en même temps qu'il emplissait ma bouche de liquide, et c'est un des autres qui m'ordonna : avale ! Ce que je fis. Ils semblèrent satisfaits. Je n'avais pas pleuré comme la veille. Ce n'était pas douloureux, seulement dégoûtant. Ils me dirent que puisque j'avais été une bonne petite ils me détacheraient, le temps que je me nourrisse. Je n'avais pas faim, seulement soif, peur, froid. Mais je bus et je mangeais. Quand j'eus fini, ils m'apportèrent un vieux seau métallique, cabossé, empli d'eau, ordonnant : lave-toi. Je dus faire cela devant eux, que le spectacle parut réjouir. Du sang, de l'urine, de la diarrhée maculaient mes cuisses. Mais c'est de leurs yeux posés sur moi dont je me sentais sale. Ils me laissèrent le seau, pour mes besoins naturels. Et ce fut, ajouté au repas que je venais de prendre, la seconde amélioration de mon état de prisonnière.
Ma docilité des jours suivants les rendit moins méfiants, plus négligents. Je ne cicatrisais pas de mes blessures, car ils me reprenaient régulièrement, mais je ne craignais plus de mourir. Ils m'attachaient quand ils quittaient l'unique pièce de cette bergerie, qui sentait encore le suint des moutons disparus, mais ils ôtaient mes liens quand ils étaient avec moi. Ils les attachèrent moins serrés. Et je pus, un matin, les ayant cisaillés contre une ébréchure du seau, me libérer les mains, les chevilles. Je fus attentive un moment aux bruits de l'extérieur, mais il n'y en avait aucun, car la bergerie était isolée. La porte n'était qu'un battant de bois, impossible à fermer car elle ne comportait pas de serrure. Je la poussais, le cœur chaviré à l'idée de me faire reprendre s'ils arrivaient. Je fus éblouie par la lumière, et je chancelais d'émotion. Je dus me laisser aller contre le mur de pierres sèches, mes jambes refusant de m'obéir. Puis elles acceptèrent de marcher, de courir même. Je quittais la montagne, m'approchais d'une ville, que je reconnus pour la mienne. Je cessais de courir, n'ayant plus de souffle. Je m'assis au bord d'une fontaine, y buvant un peu, m'y rinçant le visage.
J'arrivai à la maison à une heure où les femmes y étaient seules. Elles m'accueillirent avec des larmes de bonheur, des rires, bénissant le nom de Dieu, qui m'avait sauvée. Je dis qu'il ne m'avait pas sauvée intégralement. La consternation, les cris, les pleurs, le chagrin remplacèrent les transports de joie. Et les cousines, les tantes, les voisines rentrèrent chez elles avant le retour des hommes. Ma mère ne disait plus rien, ses larmes silencieuses tombant sur ma chevelure, qu'elle caressait doucement. Je ne comprenais pas que son désespoir fût si grand puisque j'étais vivante.
Mais il y a tant de choses que je n'ai pas comprises dans ma courte vie.
Quand mon père et mon frère rentrèrent, tard, je lisais dans la petite pièce du fond. J'entendis ma mère leur parler. Sa voix me semblait suppliante, comme si un nouveau malheur menaçait. J'abandonnai mon livre sous la lampe, ouvris la porte, pressée d'embrasser mon frère, de baiser la main de mon père. Je ne reconnus pas leurs visages, tant leurs traits étaient durcis. Il me parut, fugacement, qu'ils ressemblaient à mes ravisseurs. Mais je n'eus guère le temps d'approfondir cette impression, car ils entrèrent, refermèrent la porte derrière eux. Ils s'assirent, me prièrent de faire de même. J'obéis, étonnée de leur solennité. Mon père demanda s'il était exact que je n'étais plus vierge. Je répondis d'un signe de tête affirmatif. Il soupira, détourna son regard du mien, et dit à mon frère : fils, il le faut, car notre famille est déshonorée... J'interprétai qu'ils comptaient partir à la recherche de mes ravisseurs, ou en charger la police. Mais mon père désigna la lampe, toujours allumée au-dessus du livre ouvert. Mon frère se leva, l'éteignit, en arracha le fil électrique. Ils s'approchèrent de moi et m'étranglèrent avec ce fil, sans que j'eusse le temps de pousser un cri. La colombe de mon cœur battit des ailes, frénétiquement, et sortit par mes narines. Ils ne l'ont pas vue. Elle s'est posée sur la lampe, et me regarde de ses yeux tristes, à présent que les femmes s'occupent de ma toilette mortuaire. Elles non plus ne la voient pas. Et moi, bientôt sous la terre, je ne sentirai plus sa présence. Je n'aurai plus froid. Je n'aurai plus chaud. Je ne verrai plus ni aubes ni crépuscules. Je ne respirerai plus les orangers en fleurs, ni ne goûterai aux dattes sucrées. Je n'entendrai plus ma mère remuer les couvercles des marmites, ni mon frère tourner les pages du journal. Et je ne saurai pas la fin de l'histoire que j'étais occupée à lire. Ma mère, ma mère, pour la dernière fois, pour la première fois, entends-moi : dépose ce livre entre mes mains, que j'emporte, dans ma solitude éternelle, cet objet de mon désir, ce signe unique de ma volonté d'apprendre, à jamais perdue.