MITSOUKO

Par quel hasard des amis m'offrirent-ils, pour mon 58° anniversaire, ce parfum, de chez Guerlain ? Je ne l'avais jamais porté, pas même respiré je crois. Ma surprise, ouvrant le paquet, fut totale. Elle tint, même du saisissement. Car le nom, jamais prononcé devant ces amis, évoquait pour moi un souvenir d'enfance.
Elle ne s'appelait pas encore Mitsouko, mais Marie. Elle était sur le banc d'une école religieuse, à Evreux, parmi des enfants qui attendaient comme moi de partir en colonie de vacances dans le Jura. Ces enfants étaient accompagnés de leurs parents, encombrés de leurs valises, submergés de recommandations. Marie n'accompagnait personne. Elle ne parlait pas, ne souriait pas, son regard n'était posé sur aucun de nous. Je fus fascinée par son absence au monde, ou, peut-être, par ses traits asiatiques, et je la désignais à ma mère. Je n'ai pas souvenir d'un commentaire, seulement d'une main froide happant la mienne - une main de pâtissière, qui ne ternissait pas le sucre des dragées, ne laissait pas d'empreintes sur le brillant des chocolats - On ne devait pas montrer du doigt.
Les parents durent nous abandonner. Marie fut avec nous dans l'autocar, car elle faisait partie des monitrices. Ces monitrices, encore des jeunes filles, capables d'avoir des querelles d'adultes, des chagrins d'enfants, je le découvris un jour, stupéfaite, trouvant Marie en larmes. Je tentais de la consoler, mes petits bras autour de ses larges épaules, mon mouchoir souillé d'herbe offert à ses joues humides. J'imaginais même de lui faire un cadeau, et je fabriquais un cendrier, avec du kaolin rapporté d'une excursion, pétri entre mes doigts, et mis à sécher au soleil. Ce devait être un objet hideux, mais Marie en eut les yeux encore mouillés, de plaisir cette fois. Je l'aimais, le lui dis, avec cette simplicité des aveux d'enfant, étayant cette déclaration d'un soupir admiratif : tu es si belle ! Elle s'esclaffa, certaine d'être laide. J'insistai : tu es si belle que tu devrais faire du cinéma ! Elle redevint sérieuse, grave, et demanda, sans croire que j'aurais la réponse : comment ? J'annonçais alors, assez triomphante, que je connaissais un metteur en scène. Incrédule, elle eut cette étonnante comparaison : c'est comme si tu me disais que tu connaissais la Vierge ! Je croyais la connaître aussi, même si, différente en cela de Gilles Grangier, elle ne venait pas acheter des meringues à la Chantilly, le dimanche, à la pâtisserie de mes parents, où j'officiais en jeune vendeuse, robe de velours rouge et tablier blanc.
L'été prit fin. Marie disparut de mon enfance, sans que j'ai le temps d'accomplir ma promesse : la recommander à ce cinéaste.
J'appris pourtant, bien, plus tard, au hasard d'une rencontre avec une connaissance qui nous avait été commune, qu'elle était devenue actrice, sous ce nom d'un parfum, dont elle était aussi la marraine. Seconde ou troisième marraine, je ne saurais dire puisque le parfum fut créé en 1919, bien avant la naissance de Marie.
J'ai pu la voir dans un film, de la série du Monocle, avec Paul Meurisse. Elle y jouait un rôle d'espionne fatale, mourant poignardée.
Elle vivrait à Londres, ayant épousé un Anglais. J'aimerais l'y rencontrer, par hasard, une froide soirée de décembre. Son visage plat, aux yeux étirés, crèverait soudain le brouillard devant moi, comme la pleine lune troue les nuages par nuit de grand vent. Elle serait sortie vider son cendrier dans une plate-bande de roses.

Mai 2005