L'HERMITTE (SIMONNE)

Atmosphère, atmosphère
(avril 1988)

Bras-de-fer : l'appellation, déjà, est un programme, l'affirmation d'une volonté, et la rue qui porte ce nom a l'austérité requise, ignorant le soleil après dix heures, bordé de maison droites, qui semblent tourner le badigeon de leurs dos corsetés aux rares passants. Une rue hostile, en somme, avare jusque dans ses trottoirs, élevée en puritaine, au contraire des venelles du centre, médiévales, qui aguichent le badaud de leurs pans de bois vivement colorés, comme les filles de Maupassant allumaient le client de leurs jupons rouges et leurs jarretières fleuries. Au n°5, on bute sur deux marches et sur ...Gide, car la porte qui ouvre là est à l'image biblique de l'un de ses livres : étroite. Et, pour renforcer la pieuse impression, ce bois laqué marine, couleur de pensionnat, voisine avec la chapelle Saint François de Sales. A ce stade de votre exploration, vous devriez être, ô voyageur inconnu, totalement découragé... Ou alors vous savez qui habite au n° 5 : Simonne L'hermitte.
L'hermitte la mal nommée, Simone Bras-de-fer eût mieux convenu. Et, dans la chapelle qu'elle a investie pour en faire un lieu d'exposition, elle se tient comme recommandait le fils du marquis de Sales résistant à son père : ferme et constante. Belle aussi, dans son tailleur classique et ses escarpins de daim bleu, son visage régulier mangé d'invraisemblables lunettes à monture blanche qui, dans leur démesure, évoquent les hublots du Nautilus (passée la porte, la littérature est plus souriante...) Les murs ont été chaulés, ainsi que le sol et le plafond, les bouquets de ce soir sont des lys, des renoncules aquatiques, des brins de gypsophiles, et toute cette harmonie blanche, lumineuse après la rue sombre, magnifie les aquarelles de Brian Stonehouse et les bijoux d'argent de Joan Withington Clare qui sont les hôtes de la soirée. Mais Simonne ne saurait se contenter d'offrir ses murs à des peintres, des orfèvres, des sculpteurs, des céramistes, si brillants ou si célèbres soient-ils. Il lui faut aussi de la musique. Véronique Daufresne est au saxophone, un ami antillais à la contrebasse, et Normand Lachapelle, le Canadien transfuge, au piano, pour des airs qu'il a spécialement composés. Mais Simonne ne saurait se contenter de la caresse du Blues, il lui faut encore le bruit des rires et la tendresse des baisers...
Nous passons une bonne partie de la nuit ici, comme cela se pratique ordinairement car l'hôtesse n'annonce jamais : on ferme. L'hôtesse n'a pas le temps de dormir, à peine celui de déjeuner, et dans la chapelle enfin désertée, où les fleurs s'étiolent sur le brouillard bleu des cigarettes consumées Simonne Bras-de-fer astique, récure, rince les verres vidés de leur champagne, Simonne Bras-de-fer, en jeans, la mèche batailleuse, les hublots embués, Simonne pousse l'aspirateur. Les amis ont pris en charge les amis, le temps de ce ménage et de la préparation d'un repas impromptu, car Simonne tient table ouverte ; Ni le nombre des convives ni les horaires n'ont de limites, et ce déjeuner que nous commençons à cinq vers quatorze heures, se termine à neuf vers dix-sept heures. Simonne a quitté la table depuis un moment, pour rouvrir la chapelle au public, et je suis la dernière à partir. A ne pas partir, devrais-je dire, car je ne me décide pas à quitter ce lieu empli de bonheur. Alors je regarde les tasses à café, porcelaine blanche à liseré d'or, où ce liquide parfumé a mis son auréole sombre, je regarde les bibelots sur la cheminée, les statuettes et les icônes, les tableaux en rangs serrés, les escarpins abandonnés près du téléphone, le sucrier en argent et les serviettes en papier, les fruits rouges d'une tarte que personne n'a mangée et qui attire une guêpe en livrée jaune et noire, je regarde le chat indolent sur le siège d'osier, le chat qui se chauffe au soleil de la véranda. Et j'entre avec lui dans la lumière, le fantôme qui ouvre impertinemment les portes de cette maison m'a poussé dans le dos. Est-ce la chaleur, le vin de Bordeaux ? La verrière m'éblouit comme, probablement, l'entrée du Paradis. Et sur ce seuil lumineux, incandescent, qui fait trembler le contour des êtres et des objets, en plus du chat noir et du fantôme taquin, je vois Simonne, chargée des clefs de Saint Pierre, et Véronique, ange brun aux ailes palpitantes, qui a troqué la trompette de l'Apocalypse contre un saxophone d'or...

Avril 1988

Depuis cette date, Simonne a déménagé. Mais elle tient toujours une galerie, à Honfleur.