DUGUÉ (FRANÇOIS)

Photographe

Papiers peints

Je connaissais de François Dugué l'apparence, la surface, moustache pessimiste, œil ironique, grain parfois rugueux. J'avais sur les murs de mon bureau quelques photos de son travail au musée des antiquités de Rouen : statues, bijoux, objets assez beaux en eux-mêmes pour ne pas nécessiter un supplément d'âme quant au photographe. Est-il utile de préciser que ces photos étaient en couleurs, sacrifice à l'époque autant qu'à la nécessité pointilleuse de la science muséographique ?
Mais je savais aussi que François, sorti du musée et des couleurs, vouait un culte au noir et blanc et que c'est sur ces contrastes bien tranchés qu'il avançait une œuvre personnelle. J'étais curieuse de voir son exposition. Qui l'emporterait, du noir, du blanc, des nuances de gris, de la lumière, des ombres. Retrouverais-je plutôt la moustache ou plutôt l'œil ? Est-ce qu'il y aurait du grain ? serait-ce lisse ? Géométrique ? Empli de rondeurs, durci d'angles ? Y aurait-il un thème délibérément choisi, ou devrais-je, dans une collection hétéroclite, trouver moi-même le visage caché de l'artiste (comme dans ces vieilles images d'Epinal où il fallait, dans le dessin d'un arbre, découvrir le profil de la princesse, les bottes de l'ogre) ?
La couleur - si je puis dire - fut annoncée : Traces...archéologie des maisons désertées. Une perspective de portes couvrit, par voie d'affiches, les murs de la ville : du gris, du noir, la touche blafarde d'un angle de baignoire, le séisme d'une fissure, l'estompe d'un papier peint désuet, passé à la lumière, trahi par les années.
Et les portes, et le papier, quasiment retrouvés sur chacune des photos de l'exposition, m'ont ramené à ... mon enfance, à ce jour où un peintre, mandé par mes parents, devait retapisser ma chambre. Il commença par décoller le papier condamné, espérant trouver le plâtre du mur. Mais sous ce papier, il en découvrit deux autres, qui marquaient des époques - la maison avait près de deux siècles - Je vis successivement disparaître de grosses pivoines stylisées, bleues, rouges (un peu semblables aux motifs d'Indienne , ces rouenneries si curieusement nommées), et des scènes de bergeries, roses et blanches, dignes de l'Astrée. J'ai toujours gardé le regret de ces papiers aussitôt arrachés que découverts, car j'ai, ce jour-là je crois, appris un sentiment adulte : la mélancolie. Et ce souvenir est à la fois si lointain, et si infime, si intime, que je ne crois pas l'avoir jamais confessé. Alors, dans ce musée, sous ces spots, dans cette foule, officielle, babillarde, traditionnelle des vernissages, je n'ai rien trouvé à dire car ce n'était pas l'artiste que je découvrais, c'était l'artiste qui, me piégeant, tendait vers moi un miroir, le reflet d'une mémoire. François, mon frère en mélancolie...

Février 1989