Peintre (http://www.contremoulin.com/)
J'eus le bonheur, chez lui, d'assister à une séance de pose, où le modèle était un jeune homme que j'aimais. Et, de ce moment-là, nous avons trois traces : les œuvres du peintre (une douzaine), des photos, le texte que j'ai écrit :
La femme en bleu et l'homme en jaune apparurent au moment où la canicule s'emparait du jardin, chaque jour cet été-là. L'air tremblait, portant les parfums de la forêt proche, et du goudron, mollissant sur la route. Une petite fille, déguisée en mariée, et qui, parfaitement immobile sur son siège d'enfant, attendait le facteur, semblait une statue de marbre, près des touffes de dahlias, des buissons de roses, aux couleurs d'agrumes, où butinaient des abeilles assoiffées, grésillaient des insectes hébétés.
Les dahlias et les roses habitaient la mémoire du couple, en compagnie d'une autre statue blanche, une Vierge cernée de buis, dans un jardin disparu, un parc ensauvagé, où ils ne pénétraient plus, mais qu'ils avaient, un temps, chacun à leur tour, hanté de toute leur jeunesse, leur espérance, les vacillements de leurs premières émotions.
Le peintre surgit, en haut de l'escalier de bois menant, sous les combles, à l'atelier. Blanche était aussi sa combinaison, et blancs les carreaux de céramique qu'il poserait entre les poutres bleues. Ce même bleu doux que portait la visiteuse, habillée de lin sous son chapeau de paille blonde.
De quelle couleur était donc le vêtement de Virginia Woolf lorsque, quittant son jardin, elle mit une pierre dans sa poche et s'alla noyer dans la rivière ? Le livre de la visiteuse (Les heures) ne le révélait pas. Ce livre où elle s'enfoncerait, s'effacerait, tenterait de devenir transparente, invisible, absente, si le peintre l'autorisait à demeurer dans l'atelier tandis qu'il saisirait sur le papier la beauté de l'homme en jaune. L'homme qui, déshabillé, ne serait plus qu'un corps en pain d'épices, en caramel, en nougatine, avec, incongrues d'être si pâles, les deux pommes parfaites de ses fesses ; un corps à dévorer, qu'elle ne devrait pourtant troubler de son regard amoureux.
Le peintre accorda la permission, changea de tenue, s'affaira aux préparatifs, aux rites de la création : planche posée sur deux tréteaux, tubes pressés d'un doigt énergique, crachant de l'indigo, du rose tyrien, du jaune de chrome sur la palette, éponges et pinceaux alignés près du pot où une encre sombre évoquait la Chine, l'Orient, ces pays extrêmes où bientôt s'éloignerait l'homme désirable, qui hésitait - trop tard - à se dépouiller de son pantalon, sa chemise, ces carapaces mentales.
Le peintre fut prêt, l'homme se décida à la nudité, alors que la femme s'asseyait, pour lire en silence, ayant choisi d'installer sa chaise près du filet d'air de la porte entrebaîllée ; si près qu'elle semblait, tournant le dos au peintre, à peine entrée dans la pièce, sur le seuil du sanctuaire où aurait lieu la transmutation.
Ses yeux suivaient les lignes, et elle avait garde de ne lever la tête, telle une orante n'osant regarder le dieu de l'hostie pendant la messe. Intruse admise à la cérémonie, elle devait se muer en statue, elle aussi, ne gêner ni l'artiste, ni l'amant, qui avaient accédé avec simplicité, générosité, à sa demande, sa commande. Une sainte en son auréole, envoyant ses ondes de sérénité : voilà ce qu'elle s'appliquait à figurer.
Ses yeux suivaient les lignes, dans l'apparence d'une lecture attentive, mais l'esprit n'était plus entre les pages, ayant abandonné Virginia Woolf à son destin funèbre. L'esprit de la femme en bleu s'emparait des bruits menus : branlement du tréteau, dont la chaleur avait faussé l'aplomb, passages du pinceau et de l'éponge sur le papier, déplacements de la chienne minuscule entre les pieds du peintre, et, à l'extérieur, bavardages des voisines par-dessus les haies, chant heureux d'une poule ayant pondu. Que tout cela s'imprimât dans sa mémoire, à jamais, ne soit pas dévoré par le temps ; que l'éphémère d'un matin d'août soit une éternité...
Le peintre fut le premier à parler, pour faire bouger le modèle, et elle-même, que son ample geste d'artiste pouvait éclabousser d'encre. Elle changea de place, et le modèle, rassuré par la voix, bougea mieux, livra vraiment son corps, sa grâce. Le peintre fut content, le dit, commenta son travail et montra sa troisième œuvre - la première dont il était satisfait - à la femme.
L'onde de paix avait circulé.
La femme quitta le livre pour l'appareil photo, également autorisé. Claquement sec du déclencheur, éclair indiscret du flash : n'allait-elle pas foudroyer l'instant magique ?
La porte répondit à sa question tacite en grinçant. Quelqu'un entra, invisible, et qu'elle vit pourtant : une grand et belle femme, qui n'était pas le fantôme de Virginia Woolf, mais une créature sylvestre, marchant d'un pied léger, telle Gradiva traversant Pompéi à l'heure sans ombres. Un pied aérien, touchant à peine le sol, comme en lévitation. Et cette marche suscitait des froissements de mousseline, car la longue robe, ceinturée très haut, sous la poitrine, d'un ruban de soie, était aussi diaphane qu'une élytre de libellule, aussi évanescente que la poudre semée aux ailes de papillons.
Dehors, la poule continuait de chanter obstinément, comme une mécanique enrayée. Peut-être célébrait-elle l'Apparition surgie de la forêt, et qui portait, sur ses boucles blondes, une couronne de fleurs, de feuilles et de baies sauvages, comme savent en tresser les enfants qui croient encore aux fées. Celle-ci ne tenait pas de baguette étoilée, car elle voulait, de ses doigts tendres, toucher l'épaule ronde du jeune homme, le papier du peintre, les yeux de la lectrice distraite. Elle posa même un baiser sur l'épaule en pain d'épices, et la peau du jeune homme frissonna. Il ressembla à Mars endormi, veillé par Vénus, dans le tableau d'un maître italien.
L'Apparition laissa un peu d'encre sur les paupières de la femme. Un peu d'encre dérobée au papier du peintre. Puis, ayant fait le tour de la pièce, soufflé sur les œuvres déposées à même le sol, où elles traçaient un chemin mystérieux, les cases d'une marelle, ayant effleuré la chienne - qui était de son royaume, à l'égal de la poule pondeuse - elle retourna d'où elle venait, faisant grincer la porte. La chienne soupira, très légèrement, comme accablée de chaleur. La poule se tut. Le peintre regarda sa montre. Le jeune homme s'étira. Le matin était achevé.
Et le miracle avait eu lieu, car le matin était devenu éternel.